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— Ne vous torturez pas ainsi, dit André. Cela ne sert à rien d’être aussi injuste avec vous-même, je vous assure.

— J’ai mal agi, n’est-ce pas ?

Madeleine pensait à un châtiment divin. Mais, prononcée dans cette chambre, cette interrogation faisait de leur relation la responsable de ce qui était arrivé. André n’y était pas prêt.

— Étiez-vous une mauvaise mère pour autant ?

— Distraite, sans doute…

— Paul n’était pas seul, il y avait vous, moi, son grand-père ! Tout le monde l’aimait…!

Il avait dit cela d’un ton véhément qui fit du bien à Madeleine. Elle ne se rendit pas compte qu’il en parlait déjà au passé. Elle se leva, désigna les feuilles de papier.

— Vous étiez en train de travailler, je vous dérange… Ce sont des poèmes ?

Elle le regarda comme s’il était un enfant à la veille de sa communion.

— Je suis heureuse pour vous, André.

Elle s’approcha de la porte, se souvint qu’il fallait la tirer d’un coup sec pour éviter qu’elle grince.

André se sentait mal.

Cette visite impromptue lui confirmait la précarité de sa position dans cette maison. Il allait devoir partir. Privé du salaire de précepteur, comment vivrait-il ? Il balayait les rares solutions dont il disposait. Ses références professionnelles ne lui permettaient d’accéder qu’à des emplois de répétiteur en français ou en latin. Il faudrait d’abord trouver une place puis passer des dizaines d’heures avec des classes impossibles pour une paie de misère avec laquelle il devrait se nourrir, s’habiller, se loger, mon Dieu, lui qui n’avait pas quarante francs d’avance et les loyers qui ne cessaient d’augmenter !

Sur le pas de la porte, Madeleine s’était retournée.

— Je voulais vous dire, André…

Elle chuchotait comme une femme qui parlerait dans une église.

— Vous avez été si bon avec Paul… C’est vrai… Vous pouvez demeurer ici le temps que vous voulez… J’espère que Paul, un jour… N’hésitez pas…

André ne saurait jamais à quoi il ne devait pas hésiter parce que Madeleine s’interrompit brusquement, disparut et referma la porte.

André continua de vivre dans l’hôtel Péricourt en feignant de croire que les « nécessités de l’existence », comme il les appelait avec condescendance, l’y contraignaient. En fait, il avait beaucoup moins d’amour-propre qu’il le pensait. Sur ordre de Madeleine, une femme de ménage reprit le chemin de sa chambre une fois par semaine, il fut blanchi, chauffé et son salaire continua de lui être payé le premier lundi de chaque quinzaine.

Lorsque Madeleine le croisait, elle s’arrêtait. Oh, André, comment allez-vous, elle le dévisageait comme elle faisait avec Paul quand il était petit, ce mélange de gentillesse, de générosité et d’apitoiement pour ses propres sentiments qu’on trouve chez certaines mères.

8

Après avoir fait des allers-retours de la banque à la Pitié, Gustave Joubert faisait des allers-retours de la banque à la maison Péricourt. Il conduisait lui-même une Star Modèle M, en attendant la nouvelle Studebaker, et il emmenait avec lui un comptable, M. Brochet.

Le rituel était fixé. Ils entraient. Joubert s’excusait auprès de M. Brochet. Il était assez déférent avec le personnel, comme l’avait été M. Péricourt avant lui. Plus vous êtes respectueux avec les subordonnés, plus ils vous craignent, disait-il, ils sont impressionnés, ils se sentent presque menacés par cette politesse, c’est une loi de la psychologie.

M. Brochet s’asseyait sur une chaise dans le couloir, ses volumineux parapheurs sur les genoux. Joubert entrait dans la bibliothèque où, selon l’heure, la femme de chambre apportait du thé ou un petit verre de porto. Au passage, elle voulait servir M. Brochet qui levait invariablement la main, merci, rien, à quelques mètres de son patron, il n’aurait même pas osé boire un verre d’eau.

Madeleine ne tardait pas à descendre, bonjour Gustave, la main sur l’avant-bras, debout sur la pointe des pieds, un court baiser sur la joue, elle entrouvrait la porte de Paul « pour le cas où il aurait besoin… ». Gustave prenait son dossier et commençait l’inventaire des affaires courantes en fournissant, pour chacune, des explications scrupuleuses.

Après quoi, on faisait venir M. Brochet qui posait respectueusement devant Madeleine les parapheurs, dont Joubert tournait les pages comme il l’avait toujours fait, même du vivant de M. Péricourt. Madeleine signait ce qu’on lui présentait. M. Brochet retournait s’asseoir dans le hall avec ses dossiers, non merci, disait-il en levant la main à la femme de chambre qui insistait pour lui servir quelque chose.

Obtenir l’accord de Madeleine était une tâche aisée, mais au fond, Gustave n’aimait pas cela. Il avait une éthique de banquier, on ne pouvait pas se désintéresser de l’argent, c’était quasiment immoral. De la part d’une femme, ça n’était pas étonnant, mais ça restait décevant.

Le rituel prévoyait qu’il ne quittait pas aussitôt la maison dès la fin de la corvée de signatures. Il n’était pas un employé subalterne qui doit partir sitôt sa tâche accomplie. Madeleine disait généralement, asseyez-vous, Gustave, vous avez bien encore une minute pour votre amie… Elle appelait alors la femme de chambre, on resservait thé ou porto sur une table basse, près du piano à queue (dans le couloir, M. Brochet levait la main, non, merci), et Gustave abordait le seul sujet qui intéressait Madeleine : son fils.

Elle commentait les modestes nouvelles du jour, Paul avait avalé un peu de soupe, elle lui avait fait la lecture, mais il s’était endormi, il est très fatigué, cet enfant. Selon les cas, Gustave hochait la tête de droite à gauche ou de haut en bas, après quoi il se levait, je vais devoir m’excuser, Madeleine, mais bien sûr, et moi qui vous retiens alors que vous avez tant de travail, allez, sauvez-vous, Gustave, main sur l’avant-bras, pointe des pieds, baiser sur la joue, à jeudi. Mercredi ! Oui, pardon Gustave, à mercredi.

Ce jour-là, la rupture dans le rituel attira immédiatement l’attention de Madeleine.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Gustave ?

— Votre oncle Charles, Madeleine. Il a… enfin, il rencontre certaines difficultés. Il a besoin d’argent.

Madeleine croisa les mains, dites-moi tout.

— Il faudrait qu’il vous explique tout cela. Ensuite, vous déciderez… Nous avons les moyens de l’aider, ce ne serait pas…

Madeleine fit un signe, dites-lui de venir me voir. Satisfait, Gustave consulta sa montre, ébaucha un petit geste de regret et se leva. Madeleine l’accompagna jusqu’à la porte comme elle le faisait habituellement.

Elle se haussa sur la pointe des pieds, posa un baiser sur sa joue, merci, Gustave…

Il avait longuement analysé la situation et, de toutes les hypothèses qui s’offraient à lui, c’est ce moment précis qu’il avait retenu comme le plus propice… Et voilà qu’il était passé, il avait été pris de vitesse.

Alors tant pis, il se lança, légèrement à contretemps sur son programme, il avança la main, rencontra la hanche de Madeleine, la saisit.

Elle fut clouée sur place.

Elle le fixa sans broncher, puis redescendit lentement.

Il était très grand et, dans cette position, elle avait mal à la nuque.

— Madeleine…, chuchota Gustave.

C’était pénible pour les cervicales, Madeleine baissa la tête, que se passait-il ? Elle vit la main de Gustave posée sur sa hanche. Avait-il autre chose à lui demander ? La main de Gustave monta jusqu’à son épaule, c’était calme et fraternel.