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En pensant à Paul tassé dans son fauteuil, fossilisé et incontinent, André ne voyait pas très bien par quel miracle il serait possible de lui faire cours.

— Oui, risqua-t-il néanmoins, on pourrait essayer.

Dans son esprit, il ne s’apprêtait pas à reprendre son travail auprès de son ancien élève, mais à tenter de conserver le maigre salaire dont son existence dépendait. Le latin, c’était idiot, le calcul semblait hors de portée pour un enfant qui ne parvenait même pas à s’essuyer les lèvres, l’histoire était un peu trop théorique, il opta pour la morale.

C’est néanmoins sans illusions et surtout étranglé par une angoisse incoercible qu’il entra dans la chambre de son ancien élève. Il ne l’avait pas vu depuis plusieurs semaines. La pénombre régnait dans la pièce, la pluie ruisselait sur les vitres. Paul, teint terreux, visage osseux, ressemblait à une feuille morte. Madeleine adressa à André un signe d’encouragement, puis elle s’esquiva discrètement avec un petit sourire faussement guilleret, vous êtes entre garçons, je vous laisse…

André s’éclaircit la gorge :

— Mon cher Paul…

Il feuilletait son livre à la recherche d’une sentence adaptée à la circonstance, toutes sonnaient faux, cette situation mettait en échec les meilleures intentions.

Il choisit : « Il n’y a pas de difficultés insurmontables pour celui qui les combat avec un courage opiniâtre. » Cette maxime lui sembla pertinente : Paul, dans son épreuve, avait besoin de rassembler son courage et quelles que soient les difficultés auxquelles… Oui, c’était bien. Il fit un pas en se répétant « pas de difficultés insurmontables pour celui qui les combat » et, après une longue respiration, il leva les yeux avec résolution et regarda son élève.

Il s’était endormi.

André, inexplicablement, saisit aussitôt le stratagème. Paul faisait semblant de dormir. Son visage n’exprimait rien, mais, c’était certain, l’enfant simulait le sommeil.

André était vexé. En avait-il dépensé de l’énergie pour éduquer ce garçon, était-ce ainsi qu’on le récompensait ? Ni la silhouette tassée dans le fauteuil roulant, ni le filet de salive à la commissure de ses lèvres ne suffirent à calmer cette colère froide qui le saisissait parfois dans les situations injustes.

— Certainement pas, Paul ! articula-t-il d’une voix forte. N’espérez pas me voir tomber dans un piège aussi grossier.

Et, comme l’enfant ne bougeait pas :

— Ne me prenez pas pour un imbécile, Paul !

Cette fois, il avait crié beaucoup plus fort qu’il ne l’avait voulu. Paul ouvrit les yeux. Affolé par l’éclat de voix de son précepteur, il saisit la clochette dorée qu’il agita vivement.

André se retourna vers la porte. Madeleine était déjà là.

— Qu’est-ce que…?

Elle courut vers Paul, qu’est-ce qu’il y a, mon ange, elle le pressait contre elle. Par-dessus l’épaule de sa mère, Paul fixait André, froidement. C’était un regard… de défi. Oui, c’était cela. André en fut suffoqué. Il serra les poings, non, ça ne se passerait pas comme ça, sûrement pas !

Fébrile, Madeleine demandait, ça va, mon cœur ?

— C’est r… r… rien, mam… maaaa… man, répondit-il douloureusement. La f… fa… fa… tigue…

André se mordit les lèvres et se tut. Madeleine, soucieuse et empressée, remonta la couverture sur les jambes de Paul, tira les rideaux.

— Venez, André. Laissons-le se reposer, il est épuisé, cet enfant…

La démarche que Charles entreprenait lui coûtait infiniment, il espérait au moins que ce serait la dernière, qu’il n’en serait pas réduit à solliciter Gustave Joubert, un salarié de son frère, c’était impensable !

Ce chemin de croix n’en finissait pas. Il fallait en sortir coûte que coûte.

L’hôtel Péricourt avait beaucoup changé. Il y régnait un silence de maison de santé, à peine entrecoupé par les rares passages de domestiques qui n’étaient plus que quatre. Au bas du large escalier stationnait maintenant une plate-forme en acier qui, à l’aide d’un volant relié à un système de poulies, permettait au fauteuil de Paul de monter et de descendre. L’ensemble évoquait une machine de torture du Moyen Âge.

La femme de chambre l’informa que « Madame attendait Monsieur à l’étage ». Charles arriva essoufflé. Il mit un instant, à cause de la pénombre qui régnait, à distinguer Madeleine, assise très droite près du fauteuil roulant. Elle caressait lentement la main décharnée d’un Paul indifférent à la situation.

— Asseyez-vous, mon oncle, je vous en prie, dit Madeleine, dont la voix claire détonnait avec l’atmosphère sépulcrale de la pièce. Quel bon vent vous amène ?

Charles fut saisi d’un doute. Cette voix volontaire, presque forcée, entraîna chez lui un curieux pressentiment.

Il se lança.

Puisque, c’était notoire, les femmes n’entendent rien ni à la politique ni aux affaires, il mit l’accent sur l’aspect affectif qui est leur domaine de prédilection. Il était victime d’une malveillance. Pire, d’une manipulation. On avait abusé des pouvoirs qu’il avait délégués et…

— Que puis-je faire pour vous, mon oncle ?

Charles connut un instant de flottement.

— Eh bien… j’ai besoin d’argent. Pas beaucoup. Trois cent mille francs.

Quinze jours plus tôt, il aurait trouvé une interlocutrice plus conciliante. Madeleine avait reçu de Gustave le conseil d’aider son oncle et, après leur malheureux quiproquo, elle était si paniquée à l’idée qu’il pourrait quitter la banque qu’elle lui aurait obéi avec enthousiasme, Charles serait reparti avec un chèque sans avoir à ouvrir la bouche. Depuis, tout s’était arrangé. Gustave s’était présenté. Il l’avait remerciée. Il tenait en main la lettre dans laquelle Madeleine lui renouvelait sa confiance et il l’avait jetée dans la cheminée, geste un tantinet théâtral. Les craintes de Madeleine s’étaient apaisées, partant, elle se sentait libre de décider comme elle l’entendait.

— Trois cent mille francs, répondit-elle, n’est-ce pas à peu près le montant de vos actions dans la banque ? Pourquoi ne les vendez-vous pas ?

Charles n’avait pas imaginé que Madeleine pût s’intéresser à de pareilles questions.

— Ce sont nos seuls avoirs, expliqua-t-il patiemment. C’est ce qui va servir à doter nos filles. Si je vendais ces actions… mais… (il partit d’un petit rire qui soulignait le grotesque de la situation), je serais carrément sur la paille !

— Oh… À ce point ?

— Tout à fait ! Si je viens te solliciter, c’est que j’ai épuisé toutes les autres solutions, je t’assure !

Soudain, Madeleine était affolée.

— Cela veut dire, mon oncle, que vous êtes… à deux doigts de la faillite ?

Charles prit une douloureuse respiration et acquiesça.

— Absolument. Dans une semaine, c’est la banqueroute.

Madeleine hocha la tête, compatissante.

— Je vous aurais volontiers aidé, mon oncle, mais ce que vous me dites là m’en dissuade, comprenez-le.

— Comment ça ! Mais pourquoi donc ?

Madeleine croisa les mains sur ses genoux.

— Vous êtes, m’assurez-vous, à la limite de la faillite. Or, mon oncle, on ne prête pas d’argent à quelqu’un qui va bientôt mourir, vous le savez bien…

Elle laissa échapper un petit rire sec et bref.

— Si je ne craignais pas d’être vulgaire, je vous dirais carrément… qu’on ne distribue pas de l’argent à des macchabées.