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Sur un mode ironique, André dressait la liste des professions que la loi, logiquement, devrait aussi sanctionner : pompiers, sages-femmes, médecins, etc., et concluait sur un court mais vibrant plaidoyer en faveur de la liberté d’entreprendre : « Que les parlementaires continuent donc à parlementer stérilement, comme ils en raffolent, mais qu’ils laissent se consacrer au bien commun ceux qui ont le courage de se lever de bonne heure, c’est-à-dire à l’heure où l’Assemblée et le Sénat dorment encore du sommeil du juste. »

C’était bien. Jules Guilloteaux fit une moue perplexe.

— Oui, je reconnais, c’est enlevé…

Un quart d’heure plus tard, André était à la tête d’une nouvelle rubrique du Soir de Paris signée A.D. Quarante lignes. En page trois. Le mardi et le vendredi.

— Ce sont des bons jours, vous pourrez ainsi vous faire connaître. On va vous prendre à l’essai. Mais je ne peux pas vous payer, c’est bien entendu avec votre… avec Madeleine Péricourt, n’est-ce pas !

Quand il racontait cette histoire, il glissait sur la question de la rémunération et laissait croire qu’il avait accepté cette embauche par pur bon cœur et qu’il payait André Delcourt au prix de n’importe quel autre chroniqueur.

11

Entre l’été et Noël, Paul grandit de deux centimètres et perdit trois kilos. Ses difficultés de sommeil étaient récurrentes, ses cauchemars le réveillaient très souvent. La question de la nourriture se posait aussi, il ne mangeait quasiment rien. Le docteur Fournier se lamentait, il faut que Paul reprenne du poids, c’est vital. Le mot effrayait Madeleine. Trois, quatre fois par jour, elle se tenait près du fauteuil, une assiette à la main, cherchant un nouveau subterfuge, une chanson, une comptine, une histoire, une colère. Il n’était pas de mauvaise composition, mais :

— Ça… ça n… ne… pa… passe… pas, m… ma… m… an, disait-il.

Madeleine renvoyait le plateau à la cuisine et donnait des consignes pour le repas suivant, elle essayait tout, on avait couru à l’autre bout de Paris le jour où elle avait imaginé que les brocolis en purée feraient des miracles.

Un an après « l’accident », c’est toujours elle qui changeait Paul, le soulevait, mais comme elle était de plus en plus fatiguée, le 3 février 1928, elle tomba en le portant à la salle de bains. L’enfant se cogna violemment la tête sur le pied de la baignoire. Madeleine se sentit coupable et Léonce, qui plaidait pour cette solution depuis l’été précédent, obtint enfin gain de cause. Commença alors un interminable défilé d’infirmières.

Celle-ci était trop brutale, cette autre trop distante, ou trop jeune, ou trop vieille, la suivante avait des attitudes suspectes, on ne comptait plus celles qui avaient l’air sale ou revêche, pervers ou idiot, personne ne convenait à Madeleine parce qu’elle ne voulait de personne.

Léonce tenta bien de lui faire comprendre qu’il serait difficile de trouver une infirmière totalement dépourvue de défaut, mais ça ne servit à rien jusqu’à l’arrivée d’une femme jeune, dans la trentaine, au physique agricole, hanches larges, épaules larges, seins volumineux, un teint jovial avec des joues rouges, de petits yeux rentrés dans les orbites, des cheveux si blonds qu’ils en étaient presque blancs et un sourire éclatant, des dents solides qui se découvraient en permanence, elle était très avenante.

Elle se planta devant Madeleine et prononça une phrase incompréhensible parce qu’elle était polonaise et ne parlait pas un mot de français. Elle exhiba de nombreuses références étrangères, qu’elle commenta une à une, en polonais, Léonce commença à rire, Madeleine parvint à conserver son sérieux bien que, comme son amie, elle trouvât la situation totalement absurde. Même si les références de la jeune femme avaient été vérifiables, jamais elle n’aurait accepté de devenir dans le quartier « celle qui a embauché une Polak »… Elle écouta le discours jusqu’à la fin, replia proprement la liasse de certificats et déclara qu’on n’embaucherait pas « une infirmière pol… euh… avec qui il serait impossible de communiquer ».

La jeune femme se méprit sur ce message, sourit largement, nullement surprise d’avoir passé victorieusement la première épreuve et désigna la porte de la chambre en écarquillant les yeux pour signifier qu’elle avait maintenant hâte de rencontrer l’enfant.

— Moze teraz do niego pójdziemy ?

Madeleine reprit patiemment son explication, mais à peine avait-elle commencé sa phrase que la jeune femme entrait dans la pièce et s’approchait du fauteuil de Paul. Madeleine et Léonce se précipitèrent à sa suite.

L’infirmière était du genre volubile. Personne ne comprenait un mot de ce qu’elle disait, mais on lisait tout sur son visage, comme chez une actrice du cinéma muet. Et la situation ne lui convenait pas. Elle recula le fauteuil, chercha du regard où se trouvait le chiffon le plus proche, entreprit en ronchonnant d’essuyer la tablette sur laquelle Paul avait bavé. Elle tendit la couverture sur ses jambes, saisit son verre et alla le rincer, puis elle déplaça la chaise roulante pour orienter Paul vers la lumière, mais tira légèrement le rideau pour qu’il ne soit pas ébloui, après quoi elle rangea la table de nuit dont il ne se servait pas, tassa les quelques livres qu’il ne lisait jamais et, pendant tout ce temps, continua à parler, parler, entrecoupant son jacassement de rires soudains comme si elle faisait à la fois les questions et les réponses, que les questions l’amusaient et que les réponses étaient impayables. Tout le monde était soufflé. Paul lui-même, à la voir ainsi bourdonner dans la pièce, finit par pencher la tête et plisser les yeux, cherchant à deviner en elle quelque chose de mystérieux, mimique qui s’acheva sur un quart de sourire, et je peux vous dire que jamais, depuis qu’il était rentré à la maison, il n’avait eu une attitude aussi sociable.

Puis d’un coup, tout bascula.

La jeune femme se figea, leva le nez comme un chien de chasse, fixa Paul, fronça les sourcils, prit une grosse voix, on comprenait qu’elle était fâchée. D’un geste, elle saisit l’enfant, le souleva comme un paquet de linge et l’emporta sur le lit, l’allongea et, sans cesser de bougonner, l’index tendu, entreprit de le déshabiller et de le changer.

Pendant la toilette intime, elle continua de commenter l’affaire. On ne savait pas si elle s’adressait à Paul ou se parlait à elle-même, sans doute l’un et l’autre, son ton était bonhomme, autoritaire, réprobateur et amusé, mélange qui arracha un maigre sourire à Paul. Le second en moins d’un quart d’heure. Elle éclata soudain de rire, elle tenait la couche à bout de bras en se pinçant les narines, elle s’avança vers la corbeille de linge en titubant comme si l’odeur allait la terrasser, puis elle entreprit de rhabiller Paul qui pour la première fois essaya de se manifester :

— V… vous ou… ou… bli…

— Ba ba ba ba ! fit-elle sans s’arrêter.

Quand elle eut terminé, chacun fut certain que désormais, Paul ne porterait plus de couche.

Parce que Vladi ne voulait pas.

Wlładysława Ambroziewicz. Vladi, disait-elle, les deux index dressés.

Il y avait en elle quelque chose de simple et de juvénile, une tonicité et une joie de vivre stupéfiantes.

Léonce remarqua le visage fermé de Madeleine, elle avait croisé les bras, comme décidée à ne pas s’en laisser conter. Léonce l’attira vers elle.

— Ça se passe bien, chuchota-t-elle, vous ne trouvez pas ?

Madeleine était horrifiée.