Выбрать главу

— Mais, enfin, vous n’y pensez pas ! La famille Péricourt ne va tout de même pas embaucher une étrangère pour s’occuper de Paul ! Une Polonaise de surcroît !

Mais à ce moment-là, l’attention des deux femmes fut attirée par un éclat de voix. L’infirmière était assise devant Paul, elle lui tenait les mains et récitait ce qui devait être une comptine. Elle roulait des yeux comme une ogresse de comédie et achevait chaque strophe par un petit pincement de la joue de l’enfant.

Paul la fixait avec des yeux brillants, un léger sourire aux lèvres.

On installa Vladi le jour même dans une chambre au second étage, où se trouvait aussi celle d’André.

Au moins, se disait Madeleine, elle est catholique.

André était venu au Soir de Paris livrer le texte de sa chronique, animé d’un enthousiasme comme il en avait rarement connu. Il s’était levé ce matin-là avec en tête une phrase, « L’aube se lève… », qui traduisait à la fois la densité de ses espoirs et son penchant pour l’hyperbole et la grandiloquence.

Son article, intitulé « Ouf, un scandale ! », faisait mine de se féliciter de la succession des affaires qui ne cessaient de secouer le pays. Autrefois exceptionnelles, elles s’étaient « heureusement imposées aujourd’hui comme la matière première des journalistes, ravissant les lecteurs les plus exigeants par l’extrême diversité de leur éventail. Le rentier peut ainsi se repaître de scandales boursiers, le démocrate de scandales politiques, le moraliste de scandales sanitaires ou moraux, l’homme de lettres d’affaires artistiques ou judiciaires… La République en offre pour tous les goûts. Et tous les jours. Nos parlementaires manifestent dans ce domaine une imagination qu’on ne leur connaît ni en matière de fiscalité ni sur l’immigration. L’électeur attend avec impatience qu’ils mettent cette créativité au profit de l’emploi. Entendez : du chômage, puisqu’en France les deux mots ne sont pas loin de devenir synonymes ».

En l’apportant au rédacteur en chef, il avait l’impression grisante d’entrer dans le journalisme.

La perspective de rencontrer ses confrères lui procurait une fierté mêlée d’angoisse. Il n’excluait pas qu’un peu de jalousie vis-à-vis d’un chroniqueur imposé par le patron du journal vienne perturber les premières relations, mais ce sont des choses qui s’oublient, les fraternités professionnelles sont avant tout fondées sur les rigueurs du métier et l’esprit de corps balaye rapidement les petits enjeux de personne.

— Je suis…, risqua André.

— Je sais qui vous êtes, répondit le patron de la rédaction en se retournant vers lui.

— J’apporte…

— Je sais ce que vous apportez.

Il régnait dans le hall un silence… réprobateur. C’est le mot qui vint à l’esprit d’André.

— Posez ça là.

Le chef désignait une corbeille comme il l’aurait fait de la poubelle. Le temps qu’André cherche la bonne réaction, il était seul. Commença alors une longue période d’angoisse, avait-il déplu d’emblée ? Quelle faute avait-il commise ? Le rédacteur lirait-il seulement son article ? S’il ne lui convenait pas, allait-il l’appeler ou le jeter purement et simplement ? Pire, le corrigerait-il lui-même ?

Sa chronique fut bien publiée, en bas de la page trois, sans coupure, telle qu’il l’avait livrée. Avec ses initiales.

Mais ce qu’il avait interprété comme de la réprobation se révéla rapidement être de la pure hostilité. On ne le saluait pas, les conversations cessaient à son arrivée, il n’était pas rare qu’il reçoive une tasse de café sur son pantalon, il retrouva son melon dans la cuvette des toilettes, c’était très éprouvant.

Commencée en septembre, cette terrible épreuve se poursuivait encore en avril de l’année suivante.

Huit mois d’humiliations et de revers où le blessant le disputait au ridicule.

Une dactylo qui trouvait André à son goût lui souffla :

— Quelqu’un qui travaille sans être payé, ici, ça n’est pas bien vu du tout…

Il n’entra bientôt plus au journal qu’à la dernière minute pour déposer son article dans la corbeille, dont il comprit qu’elle n’avait aucun autre usage, comme un endroit réservé à un pestiféré, destiné à recevoir quelque chose que personne ne voulait seulement toucher. S’il avait eu un peu d’argent, il aurait payé un coursier pour y aller à sa place.

Il s’en ouvrit à Jules Guilloteaux.

— Ça passera, ne vous inquiétez pas ! déclara le vieux, qui se réjouissait toujours des dissensions à l’intérieur du personnel.

Ça passerait avec un salaire, avait envie de répondre André, mais il n’osa pas.

Le rejet dont il faisait l’objet à l’intérieur du journal était inversement proportionnel à l’estime que ses chroniques lui valaient à l’extérieur. Les serveurs du Bouillon Racine ne manquaient jamais de le féliciter, comme ils le firent par exemple, en début d’année, lors de la parution de son article remarqué sur Charlie Chaplin.

Charlot le juif

Le dira-t-on suffisamment, Charlie Chaplin est sans doute le plus grand artiste du cinéma mondial. Le Cirque, son dernier film, le prouve sans conteste : il y a là, en soixante-dix minutes, plus de drôlerie, d’humanité et de fantaisie que dans tout le cinéma américain de l’année.

De profondeur, aussi. Car Charlot est particulièrement bien vu en tant que type même du personnage israélite.

Chassé de partout du fait de ses incessantes maladresses, pathétique, roublard, celui qui n’hésite pas à profiter honteusement de la tartine d’un enfant est un paresseux congénital, prompt à la manigance, perpétuellement à l’affût d’une spéculation qui lui permet d’économiser son effort et de tirer parti des autres et de la situation présente. Autosatisfait lorsqu’il réussit, Charlot se vautre alors dans le confort avec béatitude. Jusqu’à ce qu’un nouveau coup de pied au c… le remette à sa place.

Dont, en riant aux éclats, on convient que celui-là, au moins, il ne l’a pas volé.

Quelques semaines après son entrée en fonction, Vladi apporta à Paul un livre intitulé Król Maciuś pierwszy, dont elle commença la lecture à haute voix.

C’était une lectrice « vivante ». Elle interprétait les personnages et accompagnait chaque scène de mimiques et de bruitages censés décupler les effets narratifs d’une histoire dont Paul ne pouvait évidemment rien saisir vu qu’elle était écrite en polonais.

Léonce, qui dut entrer dans la pièce à ce moment-là, assista à quelques minutes de cette prestation pleine de tonicité. Lorsque Vladi, sentant sur elle le regard perplexe de Léonce, suspendit sa lecture, Paul agita la main, continue, continue, nul doute, ça lui plaisait.

Vladi dut bien le lui lire une douzaine de fois, il ne s’en lassait jamais.

Autre initiative, de Madeleine cette fois : un gramophone, un portatif Victor, modèle DeLuxe à huit cent soixante-quinze francs, à quoi elle ajouta une quinzaine de disques, des chansons, de la musique de jazz, des airs d’opéra. Paul accueillit l’appareil avec un sourire reconnaissant, « M… m… mer… ci, ma… m… man ». Il n’était pas contrariant, mais n’ouvrit même pas le couvercle. Léonce passait, posait sur le plateau un 78 tours de Maurice Chevalier et fredonnait Valentine avec entrain. Madeleine, à son tour, lorsqu’elle venait lui tenir compagnie, faisait résonner les accords de l’orchestre de Duke Ellington, Paul souriait avec gentillesse. Puis le gramophone s’éteignait, Paul retombait dans sa léthargie, les pochettes prenaient la poussière.