Vladi aimait la musique, elle chantait volontiers pendant son service, passablement faux d’ailleurs, ni jazz, ni variété, son goût allait vers l’opéra. Aussi, lorsque, en faisant le ménage, elle découvrit, parmi les disques offerts à Paul, un enregistrement de quelques airs dont la Norma de Bellini, se mit-elle à sauter comme un cabri.
Paul, que le manège de Vladi amusait souvent, consentit avec lassitude à sa demande de passer Casta diva… Vladi cette fois n’accompagna pas la musique en chantant elle-même, elle ralentit son ménage pendant la longue introduction comme si elle s’attendait, à chaque seconde, que survienne quelque chose de surprenant et de terrible, puis la voix de Solange Gallinato emplit la pièce, Vladi serra son plumeau contre son cœur. Elle ferma les yeux lorsque s’égrenèrent les trilles délicats de Queste sacre que l’artiste entamait de manière presque confidentielle et achevait sur une note claire, mais intime, comme un secret dont elle aurait été soulagée de se délivrer. Il semblait que la respiration de la chanteuse, prise à la première mesure, n’avait cessé de se dérouler jusqu’au demi-ton fatidique, ce la dièse d’antiche piante qui arrivait telle une confession. Vladi avait repris son travail, mais lentement, marquant un moment d’arrêt pour souligner la lente descente chromatique d’A noi volgi il bel sembiante que la Gallinato, fidèle à sa manière, osait achever sur une infinitésimale cassure qui vous retournait l’âme. Les vocalises, si souvent entendues, si vulgaires dans des interprétations ordinaires, prenaient ici une fraîcheur rendue aérienne par l’invraisemblable facilité avec laquelle elles étaient filées.
Vladi, saisie par l’émotion, s’était arrêtée dans un angle de la pièce. Ah, la puissance exceptionnelle de cet ut suraigu, ravageur, poignant… c’était à vous déchirer.
Elle se tourna vers la fenêtre et sourit malgré elle. Paul s’était endormi, la tête posée sur le côté. Elle s’approcha avec mille précautions pour éteindre l’appareil.
Paul tendit alors le bras d’un geste rapide, autoritaire, définitif. Il écoutait.
Son visage aux yeux clos était baigné de larmes.
12
La tradition voulait que l’on change de restaurant chaque année. Après Drouant, Maxim’s, Le Grand Véfour, c’est à La Coupole que se retrouvaient cette année les camarades disponibles de la promotion 1899 de l’École centrale baptisée « promotion Gustave Eiffel », une quinzaine en moyenne.
Le plan de table traduisait assez finement l’état du petit groupe. Tel s’était éloigné de son voisin de l’année précédente parce qu’il avait entretemps couché avec sa femme, tel autre avait acquis du galon grâce à quelques transactions réussies et s’était approché de l’extrémité noble de la table.
Gustave se trouva assis entre Sacchetti, qui travaillait au Commerce extérieur, et Lobgeois, qui sévissait à la Compagnie des mines de Dourges. Ce dernier, qui n’était que sous-directeur adjoint des forages, bénéficiait toujours d’un semblant d’autorité parce qu’il avait été major de la promotion, coiffant Gustave Joubert au poteau. C’était étrange, ni les années ni l’échec professionnel n’étaient venus à bout de la réputation que ce rang éclatant lui avait autrefois value (ni de la rancune que Joubert en avait conçue).
La conversation suivait un parcours immuable. La politique d’abord, puis l’économie, l’industrie, on terminait toujours par les femmes. Le facteur commun à tous ces sujets était évidemment l’argent. La politique disait s’il serait possible d’en gagner, l’économie, combien on pourrait en gagner, l’industrie, de quelle manière on pourrait le faire, et les femmes, de quelle façon on pourrait le dépenser. Cette assemblée tenait à la fois du repas d’anciens combattants et du concours de paons, tout le monde venait y faire la roue.
— Alors, ce deuxième tour des élections ? lança Sacchetti. L’affaire est dans le sac, mes amis ?
On ne savait pas de quel sac il s’agissait, la question pouvait donner raison à chacun.
— La peste rouge ne gagnera pas le pays. Grâce à Dieu, dit Joubert, nous allons peut-être bouter les moscoutaires hors de France…
— Et payer nos dettes…, approuva Sacchetti.
Rien ne pouvait être plus consensuel que cette question de la dette. Quelle que soit leur position sur le franc, tous partageaient une certitude, l’État, pléthorique en fonctionnaires, était inefficace, dispendieux, il bridait l’initiative privée, écrasait, par des impôts sans cesse plus massifs, les entreprises et les personnes fortunées qui pourtant enrichissaient un pays lourdement endetté par l’effort de guerre. Ils étaient persuadés que l’État français était devenu une déclinaison locale du système bolchevique. Il fallait davantage de liberté, moins d’administration, rembourser la dette… Ce beau consensus entretint sans difficultés la discussion pendant le ris de veau au sauternes.
Gustave profita d’un creux dans la conversation pour saisir discrètement le poignet de Sacchetti.
— Dis-moi, mon vieux, je voulais ton avis sur le pétrole roumain…
Au ministère de l’Industrie, Sacchetti était chargé des énergies, vapeur, hydrauliques, charbon, etc.
— Tu ferais mieux de t’intéresser à la Mésopotamie, répondit-il. Au gisement de Kirkouk, par exemple. Province d’Irak. Autrement prometteur, je t’assure.
Gustave fut surpris. À la Bourse, le pétrole roumain faisait des merveilles depuis des mois, les actions ne cessaient de monter, Gustave avait même l’impression qu’il arrivait trop tard.
— Je ne peux pas te dire d’où cela vient, reprit Sacchetti, tu le comprendras (Joubert approuva d’un mouvement de cils), mais je t’assure, ce pétrole roumain ne sent pas bon du tout. Très mauvaise affaire.
— Mais tout de même, leur nouvel emprunt…!
— Il servira à éponger les pertes. Comme tout le monde s’y laisse prendre, les actions vont grimper. Mais la débâcle fera des victimes. Crois-moi, mon vieux, l’avenir est toujours bien au pétrole. Mais pas en Roumanie. Au Moyen-Orient. En Irak.
Joubert était circonspect.
— Mais comment peux-tu en être sûr, l’expertise n’est même pas achevée !
— Eh bien, prie le ciel pour qu’elle ne s’achève pas trop tôt et qu’elle te laisse le temps de t’y intéresser. Parce qu’à l’annonce des résultats, les petits malins seront passés devant toi, tu ne trouveras plus une goutte de pétrole pour étancher ta soif.
Le dessert s’annonçait.
— Évidemment, je ne t’ai parlé de rien.
On frisait le délit d’initié, mais Sacchetti ne prenait cette précaution que pour la forme. La République tout entière était tissée de ce genre d’arrangements, le trafic d’influence ne s’était jamais mieux porté.
Soupir de soulagement, on allait enfin parler des femmes. Gustave afficha un sourire entendu qu’on attribua à sa pudibonderie supposée. Il n’avait pas grand-chose à dire sur le sujet, mais le pétrole le laissait rêveur.
Paul fit remettre une douzaine de fois le disque sur lequel Solange Gallinato avait gravé quelques airs parmi les plus célèbres de son répertoire : Una voce poco fa, Tosca è un buon falco, Floria ! Amor !, etc.
Léonce fut aussitôt chargée de courir les magasins de disques. Le vendeur de chez Melodia, perplexe, demanda l’âge de l’amateur, huit ans, d’accord, qu’aime-t-il, on ne sait pas encore, il n’écoute qu’un disque, en boucle, de l’opéra, je vois, mais quel genre d’opéra aime-t-il, Léonce ne savait pas.