— De l’opéra-comique ? proposa le vendeur.
Léonce fut aussitôt d’accord. Comique, c’est tout à fait ce qu’il fallait à Paul.
— Des choses très gaies !
Melodia avait encore plus marrant que l’opéra-comique : les opérettes !
Léonce choisit donc, en fonction de leurs titres, les plus avenantes d’entre elles et revint avec une flopée de disques allant de La Veuve joyeuse au Pays du sourire, en passant par la Gaîté parisienne, tout ça s’annonçait terriblement amusant, elle était très fière d’elle.
Paul, impatient, accueillit ces cadeaux avec enthousiasme, il avait hâte d’écouter. Madeleine glissa sur sa tablette une assiette de féculents. Et tandis que Léonce et Madeleine battaient discrètement la cadence et que Vladi tapait du pied sur un rythme plus personnel, Paul procéda, en mangeant, à l’écoute de ces acquisitions.
Il resta muet aux accents de « Voici les valseurs, voici la ritournelle », on le vit ensuite se concentrer longuement sur ses ongles à l’écoute de « Muguet, plaisir d’un jour, plaisir d’amour, plaisir qui leurre… », il soupira plus franchement encore avec « D’abord, monsieur vous m’enlaçâtes », mais aux premières notes de « Ah… En avant vite, vite, ma mule va grand train », c’en fut trop, m… ma… ma… man…, on arrêta le disque, on fit cercle autour du fauteuil, on se pencha, on voulait comprendre. Un bon quart d’heure fut nécessaire. Paul demandait qu’on l’emmène lui-même choisir quelques morceaux…
— Ceux-là ne te plaisent pas, mon chéri…?
Madeleine était désespérée. Paul était un enfant terriblement civilisé, pas du genre à dire franchement quelque chose de désagréable. Il jura ses grands dieux qu’il était très content, c… c’est… t… t… très b… bien, mais tout le monde avait compris que ça n’allait pas du tout. Pour calmer sa mère, il croqua dans sa pomme. Madeleine fut d’accord.
C’est ainsi qu’un beau jour d’avril 1928, Paul entra chez Paris-Phono. Quand je dis « entrer », c’est aller un peu vite en besogne, le fauteuil ne passait pas la porte, il fallut l’abandonner dehors. Vladi attrapa le bonhomme sous un bras comme elle le faisait tout le temps et le planta sur le dessus du comptoir, comme un serre-livres, en expliquant tout un tas de choses qui laissèrent le personnel sans réaction vu qu’ici personne ne parlait le polonais.
Le vendeur passa l’après-midi à faire écouter à Paul ce qu’il estimait le meilleur. Vladi en profita pour aller se bourrer de choux à la crème en compagnie du chauffeur, qui insistait depuis longtemps pour monter lui rendre, dans sa chambrette, une petite visite amicale.
Amelita Galli-Curci, Ninon Vallin, Maria Jeritza, Mireille Berton… Madame Butterfly, Carmen, La Somnambula, Roméo et Juliette, Faust… Paul fit son choix, mais il se révéla assez exigeant. À l’écoute de l’une, il reculait brusquement la tête, le vendeur approuvait douloureusement, il y avait là un vibrato un peu aventureux ; pour une autre, il plissait les yeux et montait les épaules comme s’il craignait une subite chute d’objets, le vendeur convenait qu’il y avait en effet, dans les hauteurs, un quart de ton assez flottant. Paul acheta quatre coffrets. Il n’avait pas encore été question de Solange Gallinato, dont Paul parvint à articuler le nom à grands frais. Le vendeur ferma les yeux, transporté. On ajouta bientôt plusieurs disques, à peu près toute la discographie de la cantatrice italienne.
Au moment de partir, le jeune vendeur disparut sous son comptoir. Lorsqu’il réapparut, il fredonna les deux premières mesures de « Rachel, quand du Seigneur… » et tendit à Paul une carte postale de Solange Gallinato dans le rôle de La Juive.
Paul emporta aussi les catalogues complets de La Voix de son maître, Odéon, Columbia et Pathé.
Ce soir-là, il dîna de bon appétit.
Lorsque le chauffeur grimpa discrètement l’escalier pour faire (enfin !) sa visite de courtoisie à Vladi, il était près d’une heure du matin, il ne craignait pas d’être entendu, la maison tout entière était saturée de la voix de la Gallinato.
Ella verrà per amor del suo Mario !
13
En juillet, Paul demanda un autre gramophone. Nul doute, il allait mieux.
Ses journées étaient occupées. Il changeait lui-même les aiguilles du phono, rangeait ses disques, prenait des notes, mettait des fiches à jour, cochait les titres dans les catalogues d’éditeurs. Il se faisait transporter jusqu’à la bibliothèque où, tandis que Vladi traficotait dans la réserve avec les sous-bibliothécaires, il passait des après-midi à recopier des articles d’encyclopédie et à chercher les innombrables coupures de presse concernant les principaux concerts en Europe, les carrières des chanteuses et des chanteurs, les premières de nouveaux opéras un peu partout dans le monde. Il avait un cahier exclusivement consacré à Solange Gallinato que, dès la première écoute, il avait jugée indépassable.
Avec l’aide de sa mère pour l’orthographe, en mai, il écrivit à la diva :
Chère Solange Gallinato,
Je m’appelle Paul, j’habite Paris et je suis votre admirateur. Ce que je préfère, c’est Fidelio, la Tosca et Lucie de Lammermoor, mais j’aime aussi beaucoup L’Enlèvement au sérail. J’ai huit ans. Je vis dans une chaise roulante. Je connais presque tous vos disques ; il m’en manque parce que certains sont difficiles à trouver comme Le Barbier de Séville de 1921 à la Scala, mais je vais y arriver. Ce qui me ferait plaisir, c’est une photo de vous dédicacée.
Je vous admire beaucoup.
On crut la lettre perdue, mais en juillet, divine surprise, arriva une photo de la diva en costume de Médée avec la dédicace : « Pour Paul, affectueusement, Solange Gallinato ». Et un mot assez court, écrit à la main, qui s’achevait par « Ta laitre m’a touché. »
Il fallut encadrer la photographie et la placer au-dessus du gramophone.
Vous imaginez le soulagement de Madeleine. Paul commençait à se reconstituer, il restait souvent immergé dans ses pensées, mais c’était à l’écoute de Mozart ou de Scarlatti, il se nourrissait de nouveau, reprenait des couleurs et, de la bibliothèque aux magasins de disques, il occupait bien ses journées. Madeleine ne désespérait pas d’entamer à nouveau une conversation sérieuse avec lui et de percer le mystère qui la crucifiait toujours.
— Vous devriez le laisser tranquille, disait Léonce, vous savez ce que dit le professeur Fournier…
Il disait qu’il fallait « lui foutre la paix, à cet enfant ! ».
Madeleine rongeait son frein et envoyait acheter des pâtisseries arabes à la pâte d’amandes.
André s’était inquiété de la situation. Il était évidemment heureux pour Paul, mais maintenant que l’enfant allait mieux, devait-il reprendre du service ? Le souvenir de la dernière expérience le terrorisait.
Pour le moment, Madeleine n’en parlait pas. André passait ses journées à peaufiner ses articles gratuits pour le Soir de Paris. Le sport féminin, la lecture publique, la mode masculine, la Sainte-Catherine… Il avait abordé dans ses chroniques un large éventail de sujets en espérant que Jules Guilloteaux lui propose enfin un véritable poste, c’est-à-dire le même assorti d’un salaire.