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Le directeur du Soir n’en parlait jamais, mais manquait rarement de le féliciter : « Très bien, votre billet d’hier…! On fera quelque chose de vous si les petits cochons ne vous mangent pas ! » Il était satisfait de ses services. Pas au point de les payer, mais satisfait.

André, avant d’aller réclamer une rémunération, s’était d’abord donné jusqu’à la fin de l’année, mais les étrennes étaient passées, janvier était arrivé (« Impayable, votre article sur la fête des Rois ! » avait lancé Guilloteaux), bientôt ce fut avril (« Excellent, votre billet sur les Arts ménagers, bien tapé, ha ha ha ! »), André voyait l’été approcher, encore quelques semaines et il aurait fait un tour de cadran. Un an de chroniques bihebdomadaires sans un geste de la direction.

Les choses n’allaient pas mieux au journal lui-même, où il devait supporter l’hostilité et la malveillance de ses confrères.

Puis un jour, nous étions fin juillet, un délégué syndical un peu plus remonté que les autres l’attrapa par le cou, l’entraîna au sous-sol et le bombarda d’une série d’uppercuts qui l’agenouillèrent, respiration coupée, vomissements, il eut l’impression que sa poitrine allait éclater, il regagna la sortie à quatre pattes sous l’œil des manœuvres qui se poussaient du coude, le plus jeune cracha par terre, ça tomba sur le revers de sa veste.

Ce fut la goutte d’eau.

En rentrant à la maison Péricourt, il était agité d’une colère qu’il chercha à qualifier. Exploité. Voilà ce qu’il ressentait. C’était un mot de communiste, Dieu sait qu’il ne voulait rien avoir à faire avec ces gens-là, mais ce qui lui avait semblé, l’année précédente, une promesse de carrière journalistique lui apparaissait en ce printemps un entôlage en règle.

André tournait dans sa chambre en donnant des coups de pied dans les murs. Il s’était mis à faire très chaud, la lucarne n’apportait quasiment pas d’air, il transpirait des nuits entières, trouvait la pièce plus petite que d’habitude, les meubles vieux, son linge usé, la Polonaise, à l’autre bout du couloir, avait beau être complaisante quand il lui rendait visite deux fois par semaine, elle chantait faux du dîner au coucher, bon Dieu, ça ne pouvait plus continuer comme cela, il rédigea sa démission. En avait-on besoin d’ailleurs, lorsqu’on n’avait pas de salaire ?

Il prit son manteau, se rendit au journal à grands pas furieux et piqua droit sur le bureau de Guilloteaux.

— Vous tombez bien, vous ! Dites-moi, une rubrique quotidienne… Seriez-vous tenté ?

André fut sidéré.

— Ce ne serait qu’une colonne… Mais dans un bel encadré. En première page !

— Quel genre de rubrique ?

Guilloteaux se montra soucieux.

— Voyez-vous, Marcy fait l’économie, Garbin fait la politique, Frandidier fait n’importe quoi. Mais personne ne s’occupe… des gens de la rue, vous comprenez ? Ceux qui achètent le Soir ont envie qu’on leur parle d’eux. Pourquoi croyez-vous que les faits divers les passionnent à ce point ? Parce que ce sont des choses qui peuvent arriver à chacun d’eux.

André esquissa un geste vague.

— Des faits divers, il y en a…

— Évidemment ! Ça n’est pas ça que j’ai en tête. Mais une rubrique qui dirait tout haut ce que les gens pensent tout bas.

— Un billet d’humeur, en quelque sorte ?

— Si vous voulez, mais alors de mauvaise humeur, parce que les gens préfèrent se plaindre, c’est connu ! Il faut que ça ait de la tenue, c’est pour cela que j’ai pensé à vous…

— De la tenue…

— Absolument ! Une chose que les lecteurs adorent, c’est d’imaginer que des gens plus intelligents pensent les mêmes choses qu’eux, ça les flatte. Mais aussi, pour être lu, il faut de la simplicité. C’est affaire de dosage.

André, abasourdi, cherchait le piège derrière la proposition.

— Ce serait payé ? demanda-t-il.

— Bah… pas très cher. La situation…

André la connaissait assez bien, et il avait appris qu’il ne fallait pas confondre celle du journal avec celle de son propriétaire. Il croirait à la crise le jour où Guilloteaux serait contraint de licencier son personnel de maison indochinois.

— Ce serait payé ?

André était fier de son audace. Guilloteaux s’emporta immédiatement, comme si on avait tenté de lui arracher une dent, puis cria enfin :

— Oui, là, ça sera payé !

— Combien ? répéta André, décidément très en forme.

— Trente francs la colonne.

— Quarante.

— Trente-deux.

— Trente-sept.

— Bien, allez, trente-trois. Mais attention, hein, je veux une rubrique… bien tapée !

Il se retourna dans un mouvement d’épaule et de reins qui manifestait l’ampleur de son mécontentement, signe indubitable chez lui qu’il était satisfait de son affaire.

— Oh, et puis, ajouta-t-il, trouvez un nom, hein !

— Comment, mais… j’ai le mien !

— Ça, on s’en fout. De toute manière, vous devez vous faire un nom, alors, que ce soit le vôtre ou pas…

Guilloteaux s’était approché et lui parlait sur un ton de confidence :

— Un pseudonyme. Tout le monde pensera que, pour ne pas vouloir signer, c’est une sommité qui s’exprime ! Et ne l’oubliez pas, les lecteurs aiment les horoscopes, alors choisissez un nom qui leur évoque la sagesse supérieure.

C’est ainsi que début août parut, en première page du Soir de Paris, la première chronique signée « Kairos » :

Un homme digne de ce nom

Il y a quatorze ans, le pays était invité à se mobiliser. Le peuple français tout entier se levait, engageant toutes ses forces dans une guerre sans précédent, et s’apprêtait à vivre une période intensément peuplée de tragédies intimes. Quarante mois plus tard, au terme de sacrifices sans nom, l’exaltation céda au désarroi et sonna l’heure fatidique du doute et de l’inquiétude. C’est à un homme de soixante-seize ans que la Nation remit alors son destin. Un homme qui s’était toujours trompé et n’avait jamais été d’accord qu’avec lui-même, toujours ombrageux, souvent féroce, aux comportements tyranniques et aux penchants dictatoriaux. Il arrive que des hommes aux idées courtes deviennent grands lorsque les circonstances s’y prêtent. M. Clemenceau n’avait qu’un programme à l’esprit et un seul mot dans la tête : « Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais la guerre (…). La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure. »

C’était simple et c’était exactement ce que les valeureux Français avaient besoin d’entendre.

Dans quelques jours, M. Clemenceau fêtera son quatre-vingt-huitième anniversaire. Une photographie, prise il y a peu à Saint-Vincent-sur-Jard, en Vendée, montre un homme encore vert marchant d’un pas qu’on devine ferme.

Lorsque notre regard s’élève vers les sommités qui nous gouvernent, elles nous semblent falotes, exsangues, labiles et inconséquentes. Et l’on est tenté, comme Diogène de Sinope, d’empoigner notre lanterne et de demander : « N’y a-t-il donc plus personne, en France, de la taille de Clemenceau ? »

Depuis l’affreux malentendu qui les avait opposés, Madeleine n’était jamais parvenue à redevenir tout à fait naturelle avec Gustave. Elle avait choisi de ne rien changer à leur rituel, manière de souligner que cet incident n’avait eu aucune conséquence sur leur relation, mais, un an plus tard, elle se sentait encore gênée lorsqu’elle se haussait sur la pointe des pieds pour déposer un court baiser sur sa joue en disant bonjour, Gustave.