Выбрать главу

Cet homme était un sphinx, Madeleine ne savait absolument rien de ses pensées. Il lui rendait des comptes, buvait son café à petites gorgées en la fixant de ses yeux effroyablement bleus… Tandis qu’à l’autre bout de la pièce Paul s’immergeait dans son Histoire de l’opéra italien, il entretenait Madeleine des affaires courantes :

— M. Raoul-Simon s’est placé dans une situation un peu difficile. Je propose de lui rendre service. Ça n’est jamais mauvais d’avoir une créance chez un membre du Conseil…

Madeleine souriait à son tour, jouant une connivence dont elle ne distinguait pas la réelle portée. Elle signait ce qu’il lui présentait. Parfois, Joubert imposait des explications, il ne voulait pas que, plus tard, on lui reproche un manquement à son obligation d’informer. Alors il se lançait :

— Je ne veux pas vous assommer avec les détails, Madeleine, mais il est grand temps de restructurer vos avoirs.

Madeleine, d’un geste, je comprends, bien sûr.

— Les actions d’État ne rapportent plus rien et ça ne s’arrangera pas dans l’avenir. « Restructurer », cela veut dire abandonner des titres pauvres pour des produits plus rémunérateurs…

— Très bien, oui, c’est une bonne idée.

— C’est une décision sage, croyez-moi. Mais que vous devez prendre en toute connaissance de cause.

Elle comprenait.

— Essentielle pour l’avenir, entendez-moi bien. C’est, à mon sens, ce que vous devez faire, mais je dois avoir l’assurance que vous savez ce que cela signifie.

Elle comprenait, elle signait.

Elle avait demandé distraitement :

« À propos, qu’y avait-il dans le coffre de papa ?

— Rien de compromettant, rassurez-vous. Des titres anciens, des choses comme ça… », avait répondu Joubert, et elle était passée à autre chose, elle n’avait même pas réclamé la clé.

Et parfois, allez savoir pourquoi, avec le flair infaillible des chefs incompétents, elle était attirée par un chiffre et tombait sur le bon.

En réalité, ça n’était arrivé qu’une seule fois, courant août, mais cela fit à Madeleine une très grosse impression parce que, justement, ça ne s’était jamais produit.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Madeleine juste avant de signer un ordre au nom de Ferret-Delage.

Joubert la fixa.

— Une perte. Dans le domaine bancaire, c’est courant. Si on gagnait à tous les coups, ça se saurait.

Joubert avait répondu trop vite, trop sèchement, son impulsivité était un aveu. Madeleine posa son stylo et adopta, instinctivement, le type de comportement que son père aurait eu en pareille occasion. Elle ne prononça pas un mot, attendit que la réponse monte jusqu’à elle.

La banque Péricourt avait fait un mauvais choix boursier. Près de trois cent mille francs de perte sèche.

Madeleine se rendit compte qu’elle avait prêté à Gustave Joubert une compétence proche de l’omniscience et qu’elle avait eu tort. Sachant que son silence serait bien plus inquiétant qu’un reproche, que le mystère de ses pensées consolidait son pouvoir, elle signa sobrement et passa au document suivant.

Il était l’heure de partir, mais Gustave restait assis, sirotait son café, le visage préoccupé. Ou sévère, Madeleine ne savait pas. Comme s’il avait quelque chose à lui reprocher, qu’il s’apprêtait à la réprimander.

— Me permettrez-vous, chère Madeleine, de demander à Mlle Picard et à M. Brochet de nous rejoindre un instant ?

Madeleine fut surprise, oui, bien sûr, mais pourquoi… Joubert leva la main, attendez.

M. Brochet fut le premier à entrer et à saluer Madeleine d’une courbette déférente. Léonce arriva à son tour, virevoltante et fraîche, vous avez besoin de moi ?

— Mademoiselle Picard, voici M. Brochet, il est comptable et…

Joubert s’arrêta, saisi par le visage de son collaborateur, ordinairement rougeaud, qui était cette fois cramoisi, enflammé, on l’aurait dit prêt à exploser. Il fixait Léonce comme un lapin sous les phares. C’est vrai qu’elle était jolie. Elle portait un ensemble en jersey avec un col en V et une grosse fleur au revers, un chapeau cloche… Elle avait croisé les mains sur ses genoux, s’était tournée vers M. Brochet en penchant la tête, avait entrouvert les lèvres sur une question muette, il n’en avait pas fallu davantage pour porter le comptable à incandescence.

Joubert se racla la gorge.

— … et j’ai chargé M. Brochet, ici présent, de vérifier les dépenses de la maison Péricourt.

Léonce devint pâle, elle cligna des yeux rapidement sous le coup de l’émotion. Madeleine sursauta.

— Mais, Gustave, j’ai toute confiance en Léonce et…

— Justement, chère Madeleine, je doute que cette confiance soit bien placée.

M. Brochet aurait dû entamer l’énumération de ses griefs comptables, mais son dossier tomba à terre, factures et bons de caisse éparpillés au sol. Tandis qu’à quatre pattes entre les pieds de la jeune femme il rassemblait ses papiers, Léonce regardait Madeleine, Joubert regardait Léonce, il régnait un silence pesant et confus.

— Voilà, dit enfin M. Brochet. Les comptes, c’est ça, il y a des avances, et les factures…

— Allez à l’essentiel, Brochet, on ne va pas y passer la journée !

Le comptable entama sa lecture d’une voix sourde, malheureuse, presque inaudible.

Léonce demandait régulièrement à Joubert, sur l’ordre de Madeleine, des provisions pour effectuer les dépenses et fournissait, en échange, les factures correspondantes que Joubert attrapait d’une main négligente et fourrait dans sa poche. Le compte était toujours juste, au centime près. Rien à redire. Sauf que certaines d’entre elles ne concernaient aucun achat effectif ou que le commerçant avait établi un justificatif nettement plus élevé que le prix réel. Les comptes remis à Joubert remontaient à février de l’année précédente, dix-huit mois de supercheries accumulées.

M. Brochet dodelinait de la tête avec une moue de regret, ah, quel dommage, si mademoiselle lui avait confié à lui le soin de maquiller les comptes, ils auraient été autrement convaincants.

— Gustave, tenta Madeleine, c’est très gênant… Je vous en prie…

Joubert se montra inébranlable.

— Des profits sur les rideaux, tapis, papiers peints, peintures, mobilier, luminaires, parquet, monte-charge, sur le fauteuil de M. Paul… C’est que, au bout d’un moment, cela chiffre, mademoiselle Picard !

Léonce fit soudain volte-face.

— Savez-vous combien je suis payée ? demanda-t-elle.

Disant cela, elle regarda Madeleine qui comprit avec stupéfaction qu’elle ne s’était jamais préoccupée de cette question. C’était elle la fautive, mais elle n’eut pas le temps d’intervenir.

— C’est toujours le cas des voleurs, disait Joubert. S’ils volent, c’est qu’ils estiment ne pas avoir suffisamment.

Le mot de « voleur », bien qu’il fût prononcé par un banquier, sonna comme terrible, entraînant un chapelet de conséquences dégradantes : plainte, enquête, tribunal, juge, déshonneur, prison…

Que Léonce ait gagné de l’argent sur le prix du fauteuil de Paul, sur l’aménagement de sa chambre de handicapé, aurait dû choquer Madeleine, mais elle se sentait elle-même trop coupable pour cela. Léonce avait été plus qu’une compagne, elle avait été l’amie présente à ses côtés à son divorce, lors de l’accident de Paul, la confidente, celle qui avait assuré la tenue de la maison quand elle-même en était incapable. Pendant des mois elle avait œuvré sans que jamais personne ne se préoccupe de son statut, de son salaire. Ce qui arrivait là était le résultat de son égoïsme de riche.