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— Cela s’appelle de l’abus de confiance, mademoiselle Picard, c’est puni par la loi, poursuivait Joubert. Quel est le montant total, monsieur Brochet ?

— Seize mille quatre cent quarante-cinq francs, monsieur. Et soixante-seize centimes.

Léonce se mit à pleurer tout doucement. Le comptable faillit sortir son mouchoir, mais il n’était pas propre.

— Merci, monsieur Brochet, dit Joubert.

Il aurait été lui-même l’accusé, le comptable n’aurait pas eu un pas plus lourd, qu’une jeune femme comme celle-ci soit une voleuse si maladroite, quel gâchis.

Joubert laissa filer la longue minute qu’il accordait toujours à un débiteur en difficulté avant de lui porter le coup de grâce, c’était sa manière à lui de rester humain dans les affaires d’argent :

— Que choisirez-vous, mademoiselle Picard, le remboursement ou le tribunal ?

— Ah non, Gustave, c’en est trop, cette fois !

Madeleine était debout, cherchait ses mots. Joubert ne lui en laissa pas le temps.

— Mlle Picard n’a pas détourné des fonds accidentellement, Madeleine ! Mais quasiment chaque jour, pendant des mois !

— Avant tout, c’est ma faute. Je lui ai demandé sans cesse plus de travail, j’aurais dû m’apercevoir de…

— Cela ne justifie rien.

Léonce continuait de pleurer silencieusement.

— Si ! Non ! Enfin… Ce qu’il faut faire, c’est augmenter le salaire de Léonce. Substantiellement. Il faut doubler son salaire.

Léonce cessa de pleurer et laissa échapper un « Oh » de surprise. Joubert accueillit la nouvelle avec un haussement de sourcil qui exprimait à quel point il condamnait ce genre de décision impulsive, imprudente et dissipatrice.

Il se tourna vers Léonce.

— Nous doublerons donc vos émoluments à partir du mois prochain. Dans la pratique, évidemment, ils resteront les mêmes. La différence servira à éponger votre dette. Et nous retiendrons quinze pour cent sur votre salaire, ainsi votre dette sera plus vite résorbée. Pour les intérêts générés par les sommes détournées, M. Brochet fera le calcul et nous l’ajouterons à ce que vous devez.

Là, Madeleine ne trouva pas l’argument. D’ailleurs, Joubert n’en attendait pas, il était déjà debout, fermait sa serviette, affaire réglée.

Madeleine, après avoir raccompagné Gustave, revint dans la pièce, elle ne savait pas quoi faire de ses mains, elle s’assit en face de Léonce qui pleurait.

— Je vous demande pardon, dit enfin Léonce.

Elle leva son regard soyeux noyé de larmes. Madeleine lui tendit les mains, Léonce se jeta à ses pieds comme une héroïne de mélodrame et pressa sa tête contre ses genoux, Madeleine lui caressait les cheveux en disant, ce n’est rien, Léonce, je ne vous en veux pas, elle sentait sous ses paumes les soubresauts provoqués par les sanglots de la jeune femme, son parfum léger montait jusqu’à elle, elle avait simplement envie de lui dire combien elle l’aimait, Léonce, répétait-elle, je vous assure, tout cela est terminé, n’y pensons plus, relevez-vous.

Léonce la fixa longuement, entrouvrit les lèvres. Madeleine en eut le souffle coupé, Léonce se tendait vers elle.

Madeleine se sentit tomber comme dans un puits, elle en avait la gorge sèche.

Léonce prit ses mains, les conduisit autour de son cou, dans une position où elle aurait pu l’étrangler, mon Dieu… Madeleine recula d’un pas. Léonce tenait la tête baissée, son attitude évoquait à la fois la contrition, la pénitence, le renoncement. Et l’offrande passive.

Madeleine tendit les bras devant elle pour éloigner ces démonstrations embarrassantes, mais Léonce lui saisit précipitamment la main et la pressa violemment contre ses lèvres en fermant les yeux. Puis elle s’approcha, serra Madeleine contre elle, son parfum…

Léonce sortie, Madeleine resta un long moment pétrifiée, frottant ses mains l’une contre l’autre, mon Dieu…

Elle retourna pour la première fois à Saint-François-de-Sales. Le prêtre ne s’était pas montré très à l’aise quant aux desseins du Seigneur, mais sur les questions de culpabilité, de mauvaise conscience, de faute et de plaisirs suspects, il était comme un poisson dans l’eau.

14

Sur son ardoise : « Il faudrait déplacer le rendez-vous de septembre avec le professeur Fournier, s’il te plaît. »

La réponse de Madeleine fusa :

— Pas question, Paul !

« Mais, le 12 septembre, je ne suis pas libre, maman ! » écrivit Paul. Il souriait. Madeleine se tourna vers Léonce, elle ne savait pas comment interpréter le message.

— Maman ne comprend pas, mon chéri…, dit-elle en s’agenouillant près du fauteuil roulant.

« Le 12, je ne pourrai pas : je vais à l’Opéra ! » Paul tendit à sa mère une coupure de presse :

Solange Gallinato enfin à Paris !
La diva en récital à l’Opéra Garnier
8 soirées exceptionnelles à partir du 12 septembre

Parmi les émotions fortes qu’il procura à sa mère et à Léonce, l’immense éclat de rire de Paul qui suivit fut certainement la plus surprenante de toutes.

La mauvaise nouvelle tomba le surlendemain : bien sûr, il n’y avait plus de places, non seulement pour la première, mais pour toutes les suivantes.

— Je suis navrée, mon chéri…

Paul ne l’était pas : « Je peux voir M. Joubert, s’il te plaît, maman ? »

Le traditionnel rendez-vous technique s’acheva donc cette fois sur une requête de Madeleine :

— Paul aimerait vous parler, Gustave… Il a une demande à vous faire. Je crains qu’elle outrepasse votre domaine, mais si vous voulez bien lui expliquer…

— Bon… bon… jour… m… m… m… mon… si… si…

Gustave se demanda si la phrase de bienvenue, à elle seule, n’allait pas prendre la journée. Les lèvres de Paul vibraient comme des papillons, ses paupières battaient à une cadence infernale comme chez un épileptique guetté par une crise. Sa mère, affolée, intervint :

— Allons, mon bébé, allons ! Je vais expliquer tout ça à Gustave, ne te mets pas dans des états pareils…

— N… n… non !

Il écarquillait les yeux. « Un damné », voilà le mot qui vint à l’esprit de Joubert.

Madeleine tendit son ardoise à Paul.

— En ce cas, tu peux écrire, mon ange…

Non, Paul ne voulait pas écrire, il voulait parler. Enfin, parler… Nous allons pouvoir faire, pour le lecteur, quelque chose que Joubert, lui, ne pouvait pas faire : abréger. Parce que, sans mentir, il fallut près d’une demi-heure pour échanger quatre phrases. Les voici résumées : « J’ai besoin de trois places au parterre de l’Opéra Garnier le 12 septembre. » Madeleine assura le commentaire, Paul voulait s’y rendre, mais tout était complet.

Paul : « Pouvez-vous intervenir, s’il vous plaît… »

Ah, ce « s’il vous plaît », quelle épreuve ! On avait compris dès la première syllabe, mais Paul voulait absolument y parvenir.