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— Mais, je ne peux pas intervenir, Paul…, répondit enfin Gustave. Vous êtes bien jeune, mais… la banque et l’Opéra, ce sont des choses tout à fait différentes.

Paul était mécontent de cette réponse, cela se voyait, son bégaiement s’accentuait encore, on ne savait plus quoi faire face à cet enfant véritablement enragé. Ce qui secoua Joubert, ce fut l’argument de Paul. Je simplifie à nouveau : « Demandez à M. Raoul-Simon d’intervenir, s’il vous plaît… »

Gustave retint un geste d’agacement, si au moins ce moutard pouvait se dispenser des formules de politesse… D’autant qu’on voyait mal ce que Raoul-Simon pouvait faire, sourd comme une huître, pas du tout le genre à avoir acheté des places pour l’Opéra. Paul ferma les yeux un court instant, il souffrait de devoir tout expliquer : « Il est aussi administrateur de l’Opéra Garnier ! » Joubert fut pris de court.

— Oui, peut-être, mais ça n’est pas une raison…

« Il vous doit quelque chose. L’affaire des Chemins de fer de l’Ouest… »

— Mais… c’est vrai, ça ! s’exclama Madeleine, qui soudain s’en souvenait.

L’enfant fixait Gustave dans les yeux.

Ainsi, cette vieille affaire, il l’avait entendue, comprise, retenue… Et à présent il la faisait remonter à la surface…

— Vous avez raison, mon cher Paul, dit enfin Joubert.

Il articulait lentement, comme s’il pesait chaque phonème. Il découvrait chez cet enfant une détermination sereine qui l’impressionnait.

— Je vais voir avec M. Raoul-Simon…

Madeleine se précipita dès que Joubert fut reparti.

— Mais, enfin, Paul, pourquoi ne pas écrire les phrases ? C’est une rude épreuve que tu imposes aux gens, tu sais !

Paul sourit et écrivit : « Je pense qu’ainsi, M. Joubert va tout faire pour éviter d’avoir une autre conversation avec moi. »

Les trois places demandées arrivèrent le surlendemain par un coursier spécial, dans une grande enveloppe à l’enseigne de l’Opéra de Paris.

Faire descendre le fauteuil roulant par le monte-charge, déposer Paul dans la voiture, tout ça n’était rien, les difficultés commencèrent en bas de l’escalier de l’Opéra Garnier.

— Je vais voir…, dit Léonce. Attendez-moi là.

Et, tandis que les robes de soirée, les smokings et les innombrables reporters qui couvraient l’événement contournaient Paul et bousculaient Madeleine, Léonce monta prestement les marches, elle resta un long moment absente. La foule se raréfiait déjà, Paul commençait à manifester quelques signes d’inquiétude, Léonce arriva enfin accompagnée de deux jeunes gens en bleu de travail, Dieu seul sait où elle les avait dénichés, mais vous placiez Léonce quelque part, les hommes accouraient, ceux-là, à cause de la circonstance, n’avaient mis que quelques minutes de plus que tous leurs prédécesseurs. Ils pointèrent furtivement un index à la visière de leur casquette et soulevèrent le fauteuil de Paul.

— Accrochez-vous jeune homme, ça va secouer !

Ils n’avaient pas tort parce qu’il y avait une quantité phénoménale de marches, qu’il fallait en permanence slalomer entre les groupes et que la foule ne s’écartait qu’à regret en pestant, un fauteuil d’infirme, à l’Opéra, ça n’était pas ce qu’on était venu voir.

Au seuil de la salle, la difficulté frisa l’insurmontable. Les spectateurs du parterre étaient tous installés, on s’aperçut que le fauteuil, trop large, ne passait pas dans la travée centrale.

Les deux garçons regardèrent Léonce pour solliciter des instructions.

La sonnerie aigre et stridente annonçant le début du spectacle mit tout le monde sur les dents.

— Le jeune monsieur va devoir rester ici…

Madeleine se retourna. C’était un homme en uniforme, grand et raide. Il avait dit cela froidement, il parlait comme un ordonnateur de pompes funèbres. On était loin de la scène, très loin, Paul n’allait pas voir grand-chose. Sa mère mit un genou à terre pour lui expliquer la situation. L’enfant commença à pleurer très doucement.

Et ce que Madeleine était prête à accepter une seconde plus tôt devint alors rigoureusement impossible. Elle se releva lentement.

— Nos places sont au premier rang, monsieur. Et c’est de là que nous allons assister au spectacle.

— Madame, je suis…

— Vous allez donc faire le nécessaire pour que nous allions nous y installer. Faute de quoi nous resterons ici pour bloquer l’entrée, empêcher les portes de se fermer et la représentation de commencer. Vous serez contraint d’appeler la police pour évacuer, de force, un fauteuil d’infirme devant la foule des journalistes et des photographes que nous ferons venir pour assister à vos exploits qui constitueront le véritable spectacle.

Les gens se retournaient, qu’est-ce qui se passe là-bas, c’est un fauteuil roulant qui est trop large, il ne peut pas entrer, on va commencer en retard, ce que c’est agaçant.

— Je suis désolé, madame, dit l’uniforme, mais nous ne voyons pas de solution praticable.

— Vraiment ? s’étonna Madeleine.

Tous regardaient le long chemin qui conduisait au proscenium. Des cris retentissaient ici et là, tous les yeux, de l’orchestre aux balcons, étaient braqués sur le petit groupe, on va pouvoir commencer, oui ou non ?

— Il suffirait, ajouta-t-elle, de demander aux spectateurs qui bordent la travée de se lever un court instant, est-ce impossible ?

Léonce s’avança, adressa un sourire ravageur aux deux jeunes porteurs en bleu de travail.

— Je crois que nous avons ici des hommes assez… puissants pour hisser le fardeau à bout de bras, non ?

On les aurait piqués à la testostérone, les deux garçons n’auraient pas attrapé le fauteuil avec plus de détermination.

Le personnel entama alors un difficile périple dans la travée centrale, se confondant en excuses, juste vous lever pour un très court instant, merci monsieur, merci madame, oui, ça ne sera pas long, le temps de faire passer le fauteuil du petit, merci, oui, je sais, très aimable à vous…

Derrière eux, porté à bout de bras, le fauteuil avançait au-dessus des têtes, comme celui d’un roi fainéant, Paul rayonnait. On le déposa à trois mètres de la fosse d’orchestre.

Madeleine et Léonce à peine assises, la salle plongeait dans l’obscurité, le rideau s’ouvrait.

Solange Gallinato n’était pas venue à Paris depuis huit ans. Elle boudait depuis qu’une presse quasiment unanime l’avait conspuée dans Gloria Mundi du jeune Maurice Grandet, un opéra qui commençait par la fin de l’histoire et, par des retours en arrière libérés de toute chronologie, racontait une aventure de Romains et d’esclaves assez difficile à suivre. Les caricaturistes s’en étaient donné à cœur joie, le public ne s’était déplacé que pour siffler. Après la troisième représentation, Solange avait quitté Paris et juré de ne plus jamais y remettre les pieds.

Elle avait poursuivi une carrière exceptionnelle que cet échec n’avait pas entamée. Elle avait chanté Fidelio à Londres, Médée à Milan, Orphée et Eurydice à Melbourne, la chronique internationale avait brûlé du feuilleton hallucinant des trois milliardaires qui s’étaient lancé le pari de l’épouser et qui l’avaient fait crouler sous les cadeaux les plus excentriques, ce qui ne l’avait pas empêchée, deux ans plus tard, de convoler avec Maurice Grandet, de huit ans plus jeune qu’elle. Le monde avait vibré de cette histoire d’amour extravagante, on avait vu le couple en Suisse, en Italie, en Angleterre, où le beau Maurice, cheveux ondulés, démarche féline, sourcils ténébreux, avait causé d’autant plus de ravages dans les cœurs féminins qu’il faisait montre d’une passion totale pour Solange, jamais démentie malgré Dieu seul sait le nombre d’occasions qu’il avait eues, liaison éminemment romantique qui s’était achevée trois mois après leur mariage lorsqu’il s’était tué sur la Côte d’Azur, au volant de sa Rolls-Royce.