Solange avait arrêté sa carrière du jour au lendemain.
L’un des milliardaires, élégance de perdant, avait payé les énormes dédits d’un calendrier artistique saturé pour les cinq années à venir.
Solange Gallinato était entrée en réclusion le 11 juin 1923. Ce n’est qu’au printemps 1928 que la rumeur de son retour commença à enfler. Personne ne doutait que la diva tenterait de briller à nouveau dans La Traviata qui avait été son plus grand succès. Deux démentis coup sur coup entraînèrent la stupéfaction. Ce ne serait pas dans un opéra, mais en récital, et ce serait à Paris ! Le récital était un choix exigeant qui contraignait l’artiste à passer d’une émotion et quasiment d’une voix à l’autre à chaque morceau, le programme ne pouvait être qu’ambitieux et faire se succéder les airs les plus difficiles. Quant à Paris, c’était le lieu qui l’avait chassée quelques années plus tôt. C’était une provocation.
Solange avait quarante-six ans. Les dernières photos d’elle montraient une femme terriblement grossie (elle n’avait jamais été mince, mais on n’avait pas imaginé qu’elle en arriverait là). Les métaphores sportives abondaient. L’opéra était comparé au tennis, à la natation, disciplines qui nécessitent un entraînement forcené et de fréquentes compétitions. Dans la salle, selon la règle immuable qui aimante la foule vers les exécutions publiques, Solange Gallinato n’avait que quelques fervents supporters étranglés par l’angoisse et des contempteurs prêts à hurler de rire que la presse avait chauffés à blanc pendant des semaines.
Solange n’entra pas en scène, elle était là lorsque le rideau s’ouvrit, revêtue d’une immense robe longue en tulle bleu garnie d’une quantité effarante de rubans, un diadème dans les cheveux. Le public applaudit, mais la diva ne bougea pas, ne sourit pas, n’esquissa pas le moindre geste. Il se fit alors un étrange silence. On aurait dit une institutrice s’apprêtant à réprimander une classe dissipée.
Le premier morceau, que la moitié de la salle se préparait à siffler et à huer, était l’entrée de Gloria Mundi, opéra de sinistre mémoire et qui avait la particularité, c’était l’une des raisons de son échec, cela avait choqué les habitudes, de n’être accompagné qu’au piano. Cette fois, il n’y eut même pas de piano, la Gallinato l’entama a capella. C’était inouï. Mais ce qui le fut plus encore, c’est que la salle se trouva comme hypnotisée dès les premiers instants par la voix tragique de Solange exprimant la passion, le regret, la solitude. Qui avait été un jour passionnément amoureux, jaloux ou abandonné ne pouvait qu’être terrassé par cette voix.
Comme par un accord secret entre la salle et l’artiste, aucun applaudissement ne vint conclure la fin de ce premier morceau qui fut considéré comme l’apurement d’une dette, celle du public, et la prescription d’une rancune, celle de la diva.
Solange ne bougea pas, l’orchestre arriva dans un silence recueilli.
On ne sait d’où, Solange sortit alors une rose rouge qu’elle prit entre les dents. Cette grosse femme entama « L’amour est un oiseau rebelle » avec une sensualité, une joie de vivre, une tonicité qui laissèrent pantois. Sa voix, prête à tous les défis, se montrait d’une fluidité et d’une aisance stupéfiantes dont elle n’abusa pas, tout lui était facile, heureux, lorsqu’elle acheva « Si je t’aime, prends garde à toi ! », le public resta une demi-seconde sous le choc. Dans le silence abasourdi, c’est la petite voix aigrelette et naïve de Paul Péricourt hurlant « Bravo ! » qui déclencha le tonnerre, tout le monde était debout non parce que la Gallinato avait plus de talent qu’auparavant, mais parce qu’elle avait su réveiller en chacun ce besoin quasiment biologique de fabriquer des héros.
Extraits de Schubert, Puccini, Verdi, Borodine, Tchaïkovski… La représentation fut un triomphe, on bissa, on trissa, on en avait mal aux mains, on était bouleversé et épuisé, Solange Gallinato vint enfin devant le rideau fermé, on se tut, elle laissa couler quelques secondes, murmura simplement « Merci », ce fut du délire.
La sortie fut mouvementée. Le fauteuil roulant de Paul gênait les premiers rangs, on râla de nouveau. La grande salle était vide lorsque les responsables autorisèrent enfin le départ. Les lumières s’éteignaient les unes après les autres. On hissa le fauteuil à bout de bras, on remonta la travée, on déposa Paul dans le hall. Ce qui arriva alors, c’est une montagne de tissus, de parfums, de rires, de mots italiens, de fard, de cheveux, un déplacement d’air, une présence qui, à elle seule, emplissait l’espace, s’avançait, l’index droit tendu vers le fauteuil de Paul.
— Je t’ai vu, toi, petit Pinocchio ! Je t’ai vu au parterre, ah là là, oh oui que je t’ai vu !
Solange s’agenouilla, elle n’avait dit bonjour à personne. Paul, ébahi, souriait de toutes ses dents.
— Comment t’appelles-tu ?
— P… P… Paul Pééé… Pér…
— Ah ! Le petit Paul ! Tu m’as écrit ! Ah, Paul, c’est donc toi !
Les deux poings serrés sur son énorme poitrine, on aurait juré qu’elle allait fondre.
Madeleine la trouva encore plus vieille que grosse.
On allait se revoir, s’écrire, Solange proposa des places au parterre pour d’autres représentations, si ta maman est d’accord, bien sûr…, Madeleine se contenta de fermer les yeux, on verra. Ah là là, Paul, le petit Paul ! Solange avait une sorte de boa, une fanfreluche orange à poils longs, elle le passa autour du cou de l’enfant, l’embrassa sur les joues, mon petit Paulo, elle en faisait beaucoup, Léonce s’efforçait de ne pas rire, Madeleine interrompit les étreintes, il est tard, nous devons rentrer, ah là là, déjà…
Solange insista pour que Paul reparte avec une des gerbes qu’elle avait reçues à l’issue de la représentation.
La voiture était avancée.
Paris était merveilleusement chaud, calme, émouvant. Madeleine fit mettre les fleurs dans le coffre arrière.
En route, elle désigna l’espèce de boa.
— Paul, tu peux éloigner ça, s’il te plaît… Ce parfum est très incommodant…
15
Les confrères du Soir de Paris qui avaient boycotté André toute l’année précédente ne manquaient plus de le saluer. Il n’était plus le quatorzième couvert qui dépanne les situations embarrassantes, mais figurait dans les dix premiers que l’on invitait lorsqu’on voulait un repas animé et pas une de ces soirées d’ennuyeux dont on se gardait comme de la peste.
Comme il était jeune et beau garçon, il ne manquait pas de propositions, mais préférait, par prudence, continuer de visiter Vladi les jours où ni le chauffeur, ni M. Raymond, ni le mari de la cuisinière, ni leur fils n’occupaient la place. La domestique polonaise était engageante, cordiale et lui prodiguait, quelle que soit sa performance, l’illusion d’une reconnaissance consolatrice.
La plume d’André tapait un peu partout avec une prédilection pour les sujets qui relevaient d’une certaine morale, assez primaire et séduisante pour être partagée par le plus grand nombre. Était-il normal, en stabilisant le franc, de ruiner les petits épargnants qui avaient eu confiance dans les finances de leur pays ? Était-il acceptable qu’en 1928 les loyers des familles les plus modestes, bloqués en 1914, soient multipliés par six ou par sept ? Des choses simples pour des gens simples, immédiatement saisissables et qui frappaient comme des évidences. Il jouait sur du velours.