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La réussite aidant, André s’était demandé si le moment n’était pas venu d’aller travailler pour un journal dont la réputation ne serait pas entachée par celle de son propriétaire.

À côté du Soir de Paris, il existait une presse de qualité et des journalistes autrement plus consciencieux et plus libres que ceux qu’embauchait Guilloteaux. Mais André était un « journaliste maison » comme il y a des « ingénieurs maison », il n’était pas certain que sa valeur serait reconnue ailleurs. Il rêvait tout de même de gagner un peu plus et surveillait sa cote. À la première occasion, il renégocierait ses appointements.

On lui faisait, ici et là, toutes sortes de cadeaux.

Cela commença par un dessus de cheminée en bronze monumental représentant une chasse à courre. Sa chambre de bonne étant trop exiguë pour l’accueillir, il refusa. Par manque de place, il passa pour incorruptible.

André Delcourt était en passe de trouver son style.

Madeleine allait mieux, mais les épreuves l’avaient secouée. Pour s’en convaincre, il lui avait suffi, un après-midi, de croiser M. Dupré.

Dupré, Dupré… Mais si, souvenez-vous, un type assez corpulent, massif, d’une grande force physique, avec des oreilles très décollées, des yeux qui pleuraient toujours un peu, il avait servi comme sergent-chef pendant la guerre sous les ordres du lieutenant Pradelle. En 1919, celui-ci l’avait embauché pour organiser et surveiller les exhumations dans les cimetières militaires. Plus tard, il avait été cité comme témoin dans le « procès d’Aulnay-Pradelle ». Madeleine et lui s’étaient croisés au tribunal, bonjour madame, bonjour monsieur Dupré. Il avait fait, à la barre, une déclaration digne et retenue et s’était montré loyal envers un homme qui pourtant n’avait pas fait grand-chose pour le mériter.

Madeleine et lui s’étaient rencontrés par hasard. La maladresse, la surprise, l’embarras les avaient arrêtés un instant, fatale erreur, ils avaient dû parler un peu, échanger quelques propos de circonstance. M. Dupré était contremaître dans une entreprise de serrurerie, rue de Châteaudun. La conversation s’était vite épuisée. Comme Madeleine souriait gauchement, il prit l’initiative de la libérer d’une situation visiblement gênante. « Les temps sont difficiles… », lâcha-t-il en partant. Peut-être avait-il eu connaissance, par les journaux, de la mort de M. Péricourt, de l’accident de Paul ou bien faisait-il référence au fait que l’ex-mari de Madeleine moisissait encore en prison, mais elle attribua cette observation à son propre changement physique et elle en fut affectée.

Elle se consolait en constatant que la maison avait repris une vie à peu près normale, du moins, autant que pouvait l’être un lieu qui voyait cohabiter un enfant à demi paralysé, une nurse qui ne parlait pas un mot de français, un journaliste appointé pour ne rien faire, une dame de compagnie qui avait tapé dans la caisse plus de quinze mille francs et l’héritière d’une banque familiale qui n’avait aucune idée de ce qu’étaient un seuil de cession ou une valeur nominale de créance.

Vers Noël 1928, André, qui disposait maintenant d’un petit salaire, annonça son départ de la maison Péricourt. Il avait « trouvé quelque chose », il n’avait pas dit où.

— Je suis heureuse pour vous, André, le chauffeur se chargera de transporter vos affaires.

Il avait remercié Madeleine avec une gêne palpable, presque de la rancune, on en veut toujours un peu à ceux qui nous ont fait du bien.

Les soirées à l’hôtel Péricourt n’avaient plus la tonalité émotionnelle et angoissée de l’année précédente. Madeleine continuait de ruminer sur les raisons d’agir de Paul, mais, depuis qu’il revivait, mangeait presque normalement, prenait un peu de poids, elle s’était ouverte à d’autres sujets. Elle attendait le dernier moment pour intervenir auprès de Paul, le personnel a besoin de dormir, mon chéri, il va falloir arrêter la musique. On rangeait silencieusement les disques, on tirait la porte et, dès que Vladi montait chez elle, Madeleine et Léonce entamaient leur soirée, on lisait un roman, on feuilletait des revues, Madeleine adorait les mosaïques mystérieuses qui venaient d’arriver en France. « Moi, je ne pourrais pas… », assurait Léonce, horrifiée.

Madeleine levait un sourcil circonspect quand elle entendait, dans l’escalier de service, le pas alerte de Vladi qui gagnait sa chambre. La jeune femme était plus virevoltante que jamais, bavarde comme une pie ; elle n’avait pas appris un seul mot de français en un an.

Elle allait fidèlement chaque dimanche à la messe de l’église polonaise. Dans son esprit, l’office commençait peut-être dès la sortie de l’immeuble parce qu’elle mettait une voilette pour s’y rendre, c’était une autre femme. Le lundi, elle reprenait son commerce habituel avec le primeur de la rue de Chazelles, le pharmacien du carrefour Logelbach ou l’apprenti plombier de la place de Vigny.

— Vous ne pensez pas que cette fille pourrait devenir… dangereuse pour Paul ? demanda Madeleine à Léonce.

— Vous voulez dire… Oh non, c’est un enfant !

Madeleine était sceptique, mais, hormis avec Léonce, c’est l’attitude qu’elle adoptait vis-à-vis de toutes les femmes qui approchaient Paul de trop près. Prenez Solange Gallinato. Après leur rencontre, le soir de la grande première à Garnier, la diva avait invité Paul à trois représentations, sa mère avait toujours tenu à être présente. Depuis, Solange avait quitté Paris et entamé une tournée européenne triomphale, elle envoyait à Paul des lettres enthousiastes, accompagnées d’un programme signé, d’un menu du dîner de l’ambassadeur qu’elle assortissait de commentaires assez drôles que Madeleine trouvait ridicules, de photos, d’articles de journaux, toutes sortes de courriers que Madeleine oubliait fréquemment de remettre à Paul, ah oui, en effet, tu as reçu quelque chose, hier ou avant-hier, où l’ai-je mis, déjà…? Paul souriait, agitait l’index en disant m… m… ma… man…

— Mais elle n’a donc que Paul dans sa vie, cette femme-là ? demandait Madeleine.

— Allons, ne soyez pas jalouse, Madeleine…

— Moi, jalouse de cette matrone ? Vous plaisantez !

Léonce lisait les journaux.

— Dites donc, dit-elle avec admiration, le pétrole roumain, c’est quelque chose !

Elle désignait un article dans Le Gaulois.

— De quoi parlez-vous ?

— Des actions en Bourse du pétrole roumain. Elles ont monté de 12 % l’an depuis quatre ans et les profits vont encore augmenter pendant au moins quatre ou cinq années, c’est à peine croyable…

Depuis que Joubert l’avait prise la main dans le sac, tout ce qui, peu ou prou, touchait à l’argent, jetait entre Madeleine et Léonce un silence embarrassé. Cette fois, c’en était trop, Madeleine ne voulut pas laisser passer.

— Léonce, dit-elle en posant son crayon, je suis consciente que la situation dans laquelle Gustave Joubert vous a placée est… délicate. Je le comprends. Mais je vous en conjure, pour tenter de rembourser plus vite, n’allez pas vous lancer dans des opérations boursières.

— Mais, c’est un profit sûr. C’est dans Le Gaulois ! Et il n’est pas le seul, je l’ai lu aussi dans Le Figaro il y a quelques semaines !