Elle approuvait de la tête, impatiente qu’on lui explique enfin ce qu’elle devait savoir.
— Très pénible, répéta Fournier.
Madeleine ferma alors les yeux et s’évanouit.
Le cortège faisait beaucoup d’effet. Le corbillard se déplaçait avec une lenteur exaspérante pour les participants, mais, sur les trottoirs, les badauds admiratifs ne manquaient pas de s’arrêter sur son passage. Ils tiquaient néanmoins lorsque le char arrivait à leur hauteur. Ce grand rideau de chambre qui, sous la lumière du jour, apparaissait d’un bleu un peu primesautier pour la circonstance, les gerbes entassées sur le cercueil qui semblaient avoir autant souffert que le défunt, le cliquetis des anneaux contre le corbillard, tout cela donnait à la manifestation un caractère approximatif que Gustave Joubert était le premier à déplorer.
Il marchait au deuxième rang, suivant à quelques mètres Charles et Hortense Péricourt, et leurs jumelles dégingandées qui se poussaient du coude. Même Adrien Flocard, qui pourtant ne pesait rien dans cette circonstance, était placé devant lui parce que Charles avait profité de l’occasion pour l’entretenir de son affaire dont Gustave, évidemment, savait tout. Gustave savait presque tout sur presque tout le monde, sur ce plan, il était un banquier exemplaire.
Grand et mince, des traits anguleux, des épaules larges au-dessus d’une poitrine creuse, c’était un homme tout en os, totalement investi dans sa mission qu’il considérait comme un sacerdoce, tout à fait le genre qu’on imagine en uniforme de garde suisse. Il avait des yeux clairs aigue-marine qui, cillant rarement, pouvaient vous mettre très mal à l’aise lorsqu’ils se portaient sur vous avec insistance. On aurait dit un inquisiteur du Moyen Âge. Il s’exprimait bien, quoiqu’il ne fût pas d’un naturel bavard. C’était un être à l’imagination restreinte, mais d’une grande solidité de caractère.
Le patron l’avait embauché à la sortie de l’École centrale d’où il était lui-même issu, il avait toujours cherché là ses collaborateurs. Gustave Joubert avait manqué de très peu de sortir premier de sa promotion, il était très doué en mathématiques et en physique. À l’exception des années de guerre où il avait été mobilisé à l’état-major parce qu’il parlait couramment l’anglais, l’allemand et l’italien, Joubert avait fait toute sa carrière dans le groupe Péricourt. Sérieux, immense travailleur, calculateur et sans états d’âme excessifs, parfaitement programmé pour devenir banquier, il avait rapidement gravi tous les échelons. La confiance de M. Péricourt lui avait été sans cesse renouvelée jusqu’à cette année 1909 où il avait été promu directeur général du groupe et fondé de pouvoir de la banque.
Il avait souvent conduit les affaires lorsque son patron, après la mort de son fils en 1920, avait commencé à décliner. Depuis deux ans, M. Péricourt avait même lâché les rênes et Joubert bénéficiait d’une délégation à peu près totale.
Lorsque, un an plus tôt, M. Péricourt avait évoqué la possibilité d’un mariage avec sa fille unique, Gustave Joubert avait hoché la tête comme devant une décision du conseil d’administration, mais en réalité, derrière la distance apparente, il ressentait une immense joie. Mieux, une fierté.
Monté, comme on dit, à la force du poignet jusqu’au sommet de la hiérarchie bancaire, respecté dans le monde des affaires, il ne lui manquait qu’une chose : la fortune. Trop scrupuleux pour s’enrichir lui-même, il s’était toujours contenté d’un train de vie rendu très confortable par son salaire et de quelques avantages secondaires qui n’avaient rien d’extravagant, un appartement bourgeois et une passion pour la mécanique qui le faisait changer de voiture plus souvent qu’à son tour, rien d’exorbitant.
Beaucoup de ses amis de promotion avaient réussi dans les affaires, mais à titre personnel. Ils avaient repris et développé une entreprise familiale, ou créé une industrie devenue prospère, fait des mariages avantageux, lui n’avait réussi que par délégation. À la proposition inattendue d’épouser Madeleine Péricourt, quelque chose se déclencha dont il n’avait jamais eu conscience : il avait consacré sa vie à cette banque et attendait depuis longtemps un geste de gratitude proportionnel à son engagement et aux services rendus, geste qui n’était jamais venu. M. Péricourt, qui avait toujours retardé le moment de la reconnaissance, venait de trouver là le moyen de le faire.
La nouvelle n’était pas encore officielle que déjà tout Paris bruissait des échos de cette union à venir. Les actions de la banque familiale gagnèrent quelques points, signe que Gustave Joubert était considéré comme un choix responsable par le marché. Il avait senti autour de sa personne le délicieux air frais que provoque la rumeur jalouse.
Dans les semaines qui suivirent, Gustave commença à regarder l’hôtel particulier de la famille Péricourt d’un autre œil. Il s’imagina chez lui dans les fauteuils de la bibliothèque, dans la vaste salle à manger où il avait tant de fois dîné en compagnie de son patron. Et après tant d’années d’efforts désintéressés, ça ne lui sembla en rien immérité.
Il tira des plans sur la comète. Le soir, en se couchant, il réorganisait, planifiait. Et d’abord, finis les dîners chez Voisin, le restaurant où M. Péricourt avait ses habitudes, on recevrait « à la maison ». Il pensait déjà à quelques jeunes chefs qu’il pourrait débaucher, songeait à créer une cave digne de ce nom. Sa table deviendrait l’une des meilleures de Paris. Grâce à quoi, on se presserait chez lui, il n’aurait qu’à prélever parmi les innombrables candidats à ses soirées ceux que ses affaires rendraient les plus utiles. Ainsi la subtilité gastronomique et l’élégance sans ostentation de l’accueil serviraient de levier à la réussite de la banque dont Joubert ambitionnait de faire l’une des plus importantes du pays. Aujourd’hui, il fallait s’adapter, développer des produits financiers originaux, se montrer créatif, bref, inventer le modèle de la banque moderne dont la France avait besoin. Il n’imaginait pas le petit Paul prendre un jour la succession de son grand-père, un bègue présidant aux conseils d’administration serait désastreux pour les affaires. Gustave ferait comme M. Péricourt lui-même et saurait se trouver, en son temps, un dauphin à la hauteur de la réussite qu’il augurait pour le groupe familial.
Comme on voit, il se sentait l’homme de la situation.
Aussi, lorsque, sans le moindre signe avant-coureur, Madeleine avait soudain annoncé que ce mariage n’aurait pas lieu, Joubert était-il brutalement retombé sur terre.
L’idée qu’elle puisse annuler leur projet du seul fait qu’elle couchait avec ce petit répétiteur de français lui avait semblé totalement irrationnelle. Qu’elle prenne les amants qu’elle voulait, en quoi cela mettait-il en péril leur mariage ? Il était tout à fait disposé à composer avec les relations extraconjugales de son épouse, si on s’arrêtait à pareilles considérations, que deviendrait le monde ! Mais il n’avait rien dit, il craignait, évoquant ainsi sa « vie de femme », même à mots couverts, qu’elle interprète cela comme un manque de respect, courir le risque de se voir confirmé dans son infortune et ajouter le ridicule à l’humiliation.
En fait, c’est l’ombre d’Henri d’Aulnay-Pradelle, l’ancien mari de Madeleine, qui planait sur toute cette histoire. Nerveux, conquérant, viril, séducteur, autoritaire, cynique, sans scrupules (oui, je sais, ça fait beaucoup, mais ceux qui l’ont connu vous diront qu’il n’y a rien d’exagéré dans ce portrait), il avait eu autant de maîtresses qu’il y a de jours dans l’année. Gustave l’avait compris un jour que, quittant le bureau de son patron, il avait surpris quelques mots d’une conversation avec Léonce Picard où Madeleine expliquait combien, naguère, elle avait souffert :