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Dietrich ne semblait pas totalement convaincu par l’argument.

— L’idéal, poursuivit Madeleine, pour le cas où vos chefs changeraient d’avis, serait que la provenance des fonds soit… discrète, si je puis dire. Que cela provienne par exemple d’une entreprise étrangère, que cela apparaisse comme le règlement d’une commande…

— Je vois… Donc la moitié sur ce compte (il tenait le bordereau du bout des doigts) et l’autre moitié à vous, c’est cela ?

— C’est cela.

Elle se leva.

— Je quitte Berlin ce soir. Pensez-vous que vos chefs peuvent changer d’avis… rapidement ?

— C’est tout à fait possible, madame Joubert. Sauf pour les espèces. Là, c’est beaucoup plus compliqué. Dans un délai aussi court…

Madeleine sourit et prit un air mutin, comme si elle le taquinait.

— Vous ne me direz pas qu’un corps organisé comme le glorieux IIIe Reich ne dispose pas d’une petite cagnotte quelque part…!

En milieu d’après-midi, Madeleine était sur des charbons ardents, l’heure avançait, elle avait préparé sa valise, guettait à la fenêtre, vérifiait que le téléphone de la chambre fonctionnait bien. Puis le standard de l’hôtel l’informa qu’un fonctionnaire l’attendait dans le salon d’accueil, elle ne l’avait pas vu arriver.

Elle descendit avec son dossier, que le soldat mit sous son bras en désignant la rue d’un geste sec. Il montrait la porte à tambour avec l’air de vouloir la chasser. Une voiture s’avança, une limousine noire, le jeune homme insistait, d’une voix autoritaire.

Le concierge traduisit.

— Cette voiture vous attend, madame.

— Mais comment…

— Vos bagages suivront, il dit de ne pas vous inquiéter.

On lui remit son manteau, elle quitta le hall de l’hôtel d’un pas mécanique, le soldat lui tint la portière ouverte, elle monta. Par la fenêtre, elle vit des femmes de chambre descendre ses valises. Sur la banquette, à côté d’elle, se trouvait une enveloppe, très épaisse, avec un ordre de virement en cours d’exécution sur le compte qu’elle avait indiqué et des liasses de billets larges comme sa main.

Toc toc, c’était le concierge, elle chercha la poignée pour baisser la vitre. Le jeune soldat était à côté de lui, il terminait une phrase en allemand. Le concierge se pencha vers elle pour lui traduire :

— Le major Dietrich vous souhaite un excellent retour à Paris.

Léonce s’était enfuie, bon débarras, cette fille ne valait pas un clou, mais Gustave avait été écœuré par son cambriolage minable. Il avait fait des demandes de duplicatas des brevets, mais le grand journal de bord sur lequel on portait scrupuleusement, jour après jour, tout ce qui se faisait dans les bureaux d’études, les résultats des tests, les préconisations, les décisions d’orientation, était une perte considérable. Léonce avait dû emporter les documents dans la précipitation, sans savoir de quoi il s’agissait, cette gourde.

Joubert établit un plan de financement pour repartir du bon pied, basé sur la vente de sa maison et de son entreprise, sa principale difficulté étant de reconstituer l’état exact des travaux là où ils avaient été abandonnés afin de les remettre en route. Il s’installa dans son bureau, rouvrit les cartons d’archives rapportés du Pré-Saint-Gervais et passa des heures à lire, à trier, à prendre des notes, à rechercher et comparer des résultats, c’était très long, très lent et souvent déprimant.

Le grand hôtel Péricourt était devenu le palais des courants d’air. Le personnel avait été licencié le lendemain du cambriolage, Joubert n’avait conservé que Thérèse, la cuisinière, qui lui montait deux fois par jour un plateau et le trouvait en robe de chambre quelle que soit l’heure, la barbe naissante, au milieu d’un océan de papiers, attention Thérèse, faites le tour, il fallait contourner des piles, enjamber des cartons, lorsqu’elle sortait, son patron était toujours penché sur des documents, fébrile et concentré, et il n’était pas rare qu’au repas suivant, elle retrouve intact le plateau précédent. Faire fortune avait été fatigant, mais rien n’était aussi épuisant que faire faillite.

Joubert avait dénoncé le bail de Clichy, mis en vente l’hôtel particulier, il avait cédé les machines-outils au tiers de leur valeur pour assurer la trésorerie immédiate, la situation économique était tendue. Plus personne ne l’appelait. Il avait cessé d’exister.

Le 11 septembre, cinq jours après la fuite de Léonce, des policiers le demandèrent. Il tarda à descendre parce qu’il comparait les dates et les résultats de tests de compression, mais aussi parce que, dans son esprit, ce cambriolage était maintenant passé par pertes et profits. Il leva soudain la tête. Et si Léonce avait été retrouvée ? Et si on avait remis la main sur les documents qui lui faisaient défaut ? D’un bond, il fut sur le palier.

Ce n’était pas le même policier que la fois précédente. Joubert tiqua, les deux hommes qui l’accompagnaient n’étaient pas en uniforme, ce n’était pas le commissariat du quartier qui les envoyait. Un malaise l’étreignit.

— Commissaire divisionnaire Marquet. Peut-on vous parler, monsieur Joubert ?

Instinctivement, Gustave comprit que quelque chose venait de basculer. Dans le mauvais sens. Il descendit lentement, se retourna vers le grand portrait en pied de Marcel Péricourt qui dominait le hall et se sentit pris en faute.

Pour compenser un physique d’une effarante banalité, le commissaire portait des favoris larges, épais comme des côtelettes, presque comiques. Il tendit une carte que Gustave ne lut pas.

— Je suis très occupé, je suis désolé…

— Vous aurez bien un peu de temps pour parler de votre épouse, monsieur Joubert…

Il est aujourd’hui confirmé que Mme Léonce Joubert, l’épouse de l’ex-banquier qui vient de déposer le bilan, est… à Berlin ! Oui, vous avez bien lu, dans la capitale teutonne !

Elle a même choisi de séjourner à l’hôtel Kaiserhof, Wilhelmplatz, établissement très prisé du pouvoir nazi et dans lequel M. Hitler lui-même a vécu quasiment jusqu’à son accession à la chancellerie.

N’a-t-on pas le droit de voyager où l’on veut ? Sans doute. Mais alors, il faudra nous expliquer pour quelle raison Mme Léonce Joubert a été vue samedi 9 septembre en fin de journée pénétrant dans les locaux du Reichsluftfahrtministerium, qui n’est autre que le ministère de l’Air allemand.

— Comment ça, au ministère de l’Air ?

— C’est une certitude, monsieur Joubert, nos services de contre-espionnage sont formels…

Banquier de longue date, il était accoutumé à toutes sortes de coups tordus, mais il n’avait pas vu venir celui-là. Léonce était allée chez les Allemands vendre ses plans ? Il n’arrivait pas à y croire, mais parvint à se ressaisir.

— Mon épouse a disparu le 6 septembre après avoir cambriolé notre foyer, elle a emporté ses bijoux et l’argent de la cuisinière. J’ai d’ailleurs déposé plainte. Je ne suis en rien responsable de ses agissements.

— Hmmm…

Le commissaire frottait ses favoris avec ses ongles, produisant un bruit de grattement comme venant de termites, très déplaisant.

Plus il y pensait, plus Gustave trouvait cette histoire improbable. Léonce n’était ni assez intelligente ni assez courageuse pour courir un risque pareil. On lui tendait un piège. Il ne tomberait pas dedans.

— Vous connaissez quelqu’un au ministère de l’Air allemand, monsieur Joubert ?