Paul ne pleura pas, mais se mit en colère. Il se fit descendre au kiosque, acheta tous les journaux, remonta, détailla tous les papiers qui parlaient de Solange, à la fin de quoi, il jeta tout à travers la chambre, accablé, désemparé. Que devait-il faire ? La diva ayant été trouvée morte dans son compartiment, les journalistes s’étaient tournés vers Berlin pour en savoir plus. Le Reich avait monté de toutes pièces une fiction à laquelle la presse ne demanda qu’à croire. Après un concert magnifique, la cantatrice avait tenu à venir elle-même saluer M. Hitler dans sa loge. À cette occasion, elle avait renouvelé sa confiance, son espoir et son plus entier soutien au Grand Reich au point que le chancelier l’avait invitée à dîner, ce que malheureusement la diva avait dû refuser pour des raisons de santé. Elle s’était en effet déclarée extrêmement fatiguée. Les autorités, alarmées par son état d’épuisement, lui avaient proposé d’annuler les récitals suivants et lui avaient organisé un départ dès le lendemain vers Amsterdam où elle souhaitait se rendre. En partant, elle avait assuré MM. Goebbels et Strauss que ce récital de Berlin « resterait dans sa mémoire et dans son cœur comme le plus important moment de sa carrière ». Personne ne douta qu’après les déclarations fracassantes de Solange en faveur du nouveau régime, les faits rapportés par le ministère de l’Information soient parfaitement vrais.
Paul écrivit un à un à tous les journaux une lettre personnalisée. Et le soir, à bout de forces, il fondit en larmes.
Il pleura une semaine.
Il refusa que Vladi mette un disque et fasse entendre la voix de Solange. Il se passa de nombreux mois avant qu’il puisse de nouveau l’écouter sans souffrir.
« C’est une fervente partisane du nazisme qui fut enterrée à Milan en présence de la fine fleur du fascisme italien. »
Pour Paul, ce mensonge était d’une insupportable cruauté. Il avait des colères et des rancunes assez semblables à celles de sa mère.
C’étaient les mêmes policiers, ils préféraient que cela se passe chez eux, ce que Joubert vit comme une bonne nouvelle. Le train de Berlin arrivait à Paris en fin d’après-midi, il était déjà dix-huit heures, il avait hâte de se trouver en face de Léonce, il la haïssait.
Depuis qu’il avait appris sa traîtrise (et sa bêtise, qu’avait-elle espéré, cette gourde ?), la nuit, il lui parlait, il la giflait, le matin, il aurait aimé ouvrir sa porte à la volée, la sortir du lit et la traîner par les cheveux, s’il avait pu, il l’aurait jetée par la fenêtre.
Si ses plans se trouvaient en Allemagne, c’en était fini de son projet, il était définitivement ruiné, mais au moins il s’en tirerait indemne tandis qu’elle serait, elle, promise à la prison et peut-être même pire.
Il enfila son manteau. Les policiers le sentaient tendu, prêt à exploser. Ils allaient sortir.
— Comment ça, vous ne l’avez pas arrêtée ?
Gustave avait la main sur la poignée de la porte.
— Non, monsieur Joubert. Elle a réussi à échapper à la vigilance des douaniers et de nos agents postés sur le parcours. Personne ne l’a vue descendre, mais à Paris, elle n’était plus dans le train…
Joubert, fauché par cette nouvelle, fixa tour à tour les deux hommes. Il fit un pas en arrière.
— Je vais vous demander de nous suivre, monsieur Joubert.
Gustave était sonné. Si Léonce n’avait pas été arrêtée, pourquoi l’emmenait-on ? Il monta en voiture, à l’arrière, derrière le policier qui conduisait.
Au premier feu rouge, il regarda par la vitre.
Sur le coup, il ne réalisa pas. Avait-il rêvé ou quoi ? Dans une voiture garée à sa hauteur, n’était-ce pas Madeleine Péricourt qu’il avait aperçue ? C’était une vision fugitive, mais si soudaine et inattendue… Une vision « violente », c’était le mot.
Que faisait-elle ici ? Ce n’était pas du tout son quartier. Pouvait-elle se trouver là par hasard ?
Il avait les idées très embrouillées lorsqu’il se retrouva en face du commissaire à rouflaquettes, accompagné d’un homme élégant au visage austère qui ne s’était pas présenté, mais semblait être son supérieur.
— Nous pensons, dit le policier, que vous étiez parfaitement informé du voyage de votre épouse à Berlin…
— C’est vous qui me l’avez appris !
— Elle a sans doute utilisé des faux papiers pour descendre du train et elle attend quelque part que vous veniez la rejoindre…
— Vous plaisantez !
— On a l’air ?
C’est l’autre homme qui reprit la parole. On aurait dit quelqu’un d’un ministère. La Justice ? Il ouvrit une chemise cartonnée.
— Connaissez-vous la Manzel-Fraunhofer-Gesellschaft ?
— Ça ne me dit rien.
— C’est une entreprise suisse. Officiellement, elle fait de l’import-export, mais c’est une couverture. En réalité, c’est une société appartenant à l’État allemand. Elle sert à des opérations commerciales discrètes auxquelles le Reich ne souhaite pas être associé.
— Je ne vois pas…
— Elle vient de virer deux cent cinquante mille francs suisses sur le compte de la Française d’aéronautique, société qui vous appartient.
Joubert était affolé.
— Je ne comprends pas…
Et il était sincère.
— Les services français de contre-espionnage sont formels. Des pages de vos travaux ont été vues sur des bureaux du ministère de l’Air allemand.
— Ma femme a p…
— Nous demanderons à votre épouse de s’expliquer si nous la retrouvons…
À cet instant, il n’aurait su dire pour quelle raison, c’est le visage de Madeleine Péricourt, entrevu fugitivement une heure plus tôt, qui lui vint à l’esprit.
Il n’eut pas le temps de chercher, l’homme du ministère poursuivait :
— Pour le moment, monsieur Joubert, tous les éléments sont réunis pour penser qu’avec sa complicité, vous avez vendu le fruit de vos recherches à l’Allemagne, des recherches effectuées sous contrat avec le gouvernement français, ce qui revient, juridiquement, à de la haute trahison.
— Attendez…!
— Monsieur Gustave Joubert, vous êtes en état d’arrestation.
38
Ordinairement, M. Renaud quittait les bureaux de l’Union bancaire de Winterthour vers vingt heures quarante-cinq. En fait, il essayait, autant que possible, de le faire exactement à vingt heures quarante-cinq, c’était presque une affaire d’esthétique. Pour ne pas être en retard, son chauffeur s’arrêtait vers vingt heures quarante à la hauteur de la rue Bellini et, lorsqu’il voyait la lumière du porche s’allumer, il démarrait, s’avançait lentement, se garait, descendait ouvrir la portière au moment où son patron apparaissait sur le trottoir, c’était parfaitement réglé, oui, comme une montre suisse, si vous voulez.
Mais ce soir-là, à la hauteur de la rue Eugène-Delacroix, le chauffeur eut beau enfoncer de toutes ses forces la pédale de freins, rien à faire, le type qui venait de traverser quasiment sous ses roues prenait le capot de la Studebaker dans les jambes, faisait une rotation complète dans les airs et, un instant, le chauffeur et sa victime furent exactement face à face à travers le pare-brise, après quoi le corps du jeune homme glissa lentement le long de la carrosserie, ses mains comme mortes ne tentant même pas de s’accrocher, et il disparut devant la calandre. Le chauffeur se précipita, s’agenouilla, lui saisit l’épaule avec précaution, il était inanimé, le corps flasque, mon Dieu… Des passants s’arrêtèrent. L’un d’eux dit qu’il fallait appeler la police, une ambulance, le conducteur ne bougeait pas, littéralement hypnotisé par le visage très pâle de sa victime. Il est mort ? demanda quelqu’un. Une femme poussa un hurlement.