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En descendant, M. Renaud fut étonné de ne pas voir sa voiture. C’était arrivé deux fois en quatre ans, c’était donc rare, mais pas impensable. Il fit ce qu’il avait fait les fois précédentes, il remonta la rue de la Tour en direction du Trocadéro. Il sourit discrètement. Il y a des contretemps dont on se félicite. S’il était monté en voiture, jamais il n’aurait suivi du regard la ravissante silhouette de cette passante qui laissait dans son sillage un discret parfum qui vous donnait envie de humer l’air, comme le font les chiens de chasse. Il observait sa veste qui flottait au rythme de ses hanches, une taille qu’on devinait étroite, obnubilé par ce qu’il ne pouvait désigner qu’ainsi en son for intérieur : un cul admirable. Ah, ce qu’il aurait voulu la dépasser… Son visage était-il en harmonie avec sa silhouette ?

Soudain elle cria, aïe, et se retint au mur pour ne pas tomber. M. Renaud se précipita et lui tendit la main juste avant qu’elle perde l’équilibre. Oh, ce n’était pas grand-chose, un talon cassé, mais la jeune femme dansait à cloche-pied, cherchait un appui, trouva le bras de M. Renaud. Je vous en prie, disait-il, malgré les gants, il sentait sa chaleur. Elle clopina sur un mètre ou deux en s’appuyant si fort sur son bras qu’il avait du mal à la soutenir, allait-elle le faire tomber à son tour ? Il se tourna vers la rue, la voiture n’allait pas tarder, mon Dieu, quelle situation, la jeune femme avançait en claudiquant vers la Villa Aimée, l’impasse bordée de jolies maisons, soyez raisonnable, disait-il, aïe, faisait-elle en boitant, il vit la rue, ce fut d’ailleurs la dernière chose qu’il vit parce qu’il reçut un coup sur le crâne, un seul, sec, ciblé, dont il se souviendrait longtemps.

Dupré le dévalisa en moins d’une minute, tandis que Léonce sortait de son sac des chaussures de rechange, les enfilait et, sans un mot, quittait la Villa pour descendre la rue de la Tour d’un pas pressé.

Dupré prit tout, le portefeuille, les clés, le mouchoir, les lunettes, le carnet, le porte-monnaie, les cartes de visite, la montre, l’alliance, la chevalière et même la ceinture à cause de la boucle en vermeil, la police dirait : « Vous n’avez pas de chance, mon bon monsieur, se faire dévaliser dans ce quartier, ce n’est pas très fréquent. »

Dupré était content, c’était son premier banquier.

Il ferma son sac marin d’un geste ferme et emprunta la rue de la Tour dans le sens inverse. Il marchait d’un pas rapide, mais nullement pressé. Là-bas, il y avait un attroupement, une voiture arrêtée au beau milieu de la chaussée, un corps allongé devant la calandre. Le conducteur, les spectateurs, tout le monde gémissait… Dupré continua sans ralentir, sans même tourner les yeux. À ce moment-là, on entendit des voix d’hommes, celles de deux agents qui adossèrent leurs bicyclettes à la voiture et s’avancèrent, « Police, poussez-vous, qu’est-ce qui se passe ? ». La réponse ne tarda pas. Au mot « police », le gisant fut debout comme un ressort, il fixa un très court instant les deux hirondelles et se mit à courir dans la rue, rapide comme un lièvre, tout le monde fut tellement soufflé que personne n’esquissa le moindre geste.

Il avait beau courir le plus vite qu’il le pouvait, Robert se fit tout de même la remarque, je devrais fumer moins.

Quoiqu’il eût un mal de crâne à rendre fou, M. Renaud s’efforçait de penser juste et bien.

À la police, il dit :

— Plus de peur que de mal, on ne m’a rien pris.

Le commissaire était étonné.

— Il n’a pas dû avoir le temps de me dévaliser, risqua M. Renaud, quelqu’un sera arrivé, allez savoir, il a dû prendre peur…

— Rien pris, dites-vous…?

M. Renaud tâtait ses poches vides et disait, ma foi, rien de rien. Aucun dégât.

— Sauf ça, dit-il en tentant un sourire pitoyable et en désignant la bande dont l’infirmier lui avait entouré le crâne.

Le policier n’y crut évidemment pas. Chacun a ses raisons, ce monsieur n’avait sans doute pas envie que sa femme sache où il était, on voyait bien la marque blanche de l’alliance qui manquait à son doigt et son pantalon qu’il ne cessait de remonter par manque de ceinture, mais que voulez-vous, on ne va pas obliger les gens à porter plainte, et s’il avait envie de faire cadeau au voleur de ce qu’il lui avait pris, grand bien lui fasse.

M. Renaud avait aussitôt envoyé un pneumatique à Winterthour. Mais, là encore, il n’avait pas tout dit. Il ne cessait de se poser cette question lancinante : par quel hasard son chauffeur avait-il renversé un homme qui s’était enfui à l’arrivée de la police exactement au moment où lui-même se faisait assommer dans une ruelle ? Il rapprochait ces deux événements, cherchait leur lien. Cela sentait le coup fourré, mais il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas d’où cela pouvait venir, ni ce qu’il pouvait y faire. Aussi, à sa direction, n’avait-il pas parlé de l’affaire du chauffeur, mais seulement de l’agression dont il avait été victime. À cause du carnet dont il ne pouvait pas cacher la disparition.

À Winterthour, tout le monde était d’accord. On imaginait mal ce que quelqu’un pouvait faire d’un carnet ne contenant rien d’autre que des colonnes de chiffres et de noms auxquelles on ne pourrait trouver aucun sens. On était rassuré par le fait que le voleur avait totalement dévalisé M. Renaud, montrant par là qu’il s’intéressait à l’argent et pas à autre chose. Et M. Renaud avait eu l’insigne prudence de ne pas porter plainte, de ne pas signer de main courante, vis-à-vis de la clientèle l’incident était clos comme un coffre suisse.

Néanmoins, M. Renaud commença à mal dormir. La nuit, des jeunes femmes venaient lui percer le cœur à coups de talons aiguilles, des voitures le renversaient, il se noyait dans des puits dont les parois, comme des colonnes comptables, étaient remplies de chiffres et de noms.

Devant l’ampleur du mouvement populaire contre l’impôt qui tournait à la révolte contre le gouvernement, Charles, indécis, s’était longuement frotté le menton. D’un côté, les manifestants ne proclamaient rien d’autre que ce que lui-même avait hurlé pendant deux décennies afin de se faire réélire. D’un autre côté, il avait maintenant en charge une commission parlementaire chargée de veiller à ce que l’impôt rentre effectivement dans les caisses de l’État.

La contestation avait fait, à la fin de l’été, un large tour de France qui s’était achevé sur la proposition décapante d’une grève générale de l’impôt. Un grand rassemblement fut programmé à la salle Wagram le 19 septembre pour en décider l’application.

Cet appel à l’insurrection détermina la conviction de Charles. Somme toute, déclara-t-il à la commission, refuser de payer l’impôt, cela revient à une évasion fiscale puisqu’il s’agit d’une « volonté de priver la collectivité du revenu de l’impôt ». Il était donc, selon lui, parfaitement dans la vocation de la commission de proposer au gouvernement une loi destinée à protéger les ressources de l’État.

Pendant que plusieurs milliers de manifestants s’apprêtaient à venir soutenir les orateurs qui dénonceraient « l’inquisition fiscale », « le parlementarisme décadent » et « la gabegie républicaine », Charles déposait sur le bureau de la commission un projet destiné au gouvernement.

Alors qu’un « appel de Wagram » scandait que le peuple était « prêt à se débarrasser de la Chambre », la commission approuvait ce projet.