Lors du rassemblement du 19 septembre, il fut décidé, dans un indescriptible brouhaha, de porter une déclaration unitaire et circonstanciée à l’Élysée dénonçant « l’État spoliateur et incompétent ». C’est une marée humaine qui se heurta aux forces de police au niveau des Champs-Élysées et de la place de la Concorde. Les Camelots du roi et les jeunes de l’Action française, particulièrement résolus et convenablement outillés, harcelèrent les unités du gouvernement militaire qu’ils accusèrent ensuite de provocation. Accueillis à coups de crosse, ils enfoncèrent les barrages, on fit donner la garde à cheval, le calme ne revint que dans la nuit, on dénombra près de quarante blessés.
Le lendemain matin, au terme d’une nuit de discussions, la commission transmettait au gouvernement un projet de loi punissant « quiconque, par voie de fait, menaces ou manœuvres concertées, aura organisé ou tenté d’organiser le refus collectif de l’impôt ».
Charles était épuisé, mais satisfait.
Le pays se soulève et le régime trouve habile de dégainer une loi punissant les Français révoltés, due à M. Charles Péricourt, dérisoire chevalier blanc de l’impôt et des taxes.
Nos parlementaires généralement si fiers de leur Révolution française sont pourtant bien mal placés pour reprocher aux Français de lutter pour leurs libertés parce que, lorsque « le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est le plus sacré des devoirs ». C’est dans l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Paul voulut organiser une sorte de réunion plénière, un moment solennel au cours duquel seraient dévoilés le nom de son produit, les axes de la campagne promotionnelle, le slogan, etc.
Outre le premier cercle formé par sa mère, M. Dupré, Vladi et M. Brodsky, il souhaita que Léonce fût conviée. Avec « son mari le premier », ajouta-t-il.
En attendant que le couple arrive, pendant que M. Brodsky continuait de procéder à de mystérieuses pesées, que Paul, plus concentré que jamais, révisait ses fiches, Madeleine et M. Dupré, comme ils le faisaient fréquemment lorsqu’ils se retrouvaient, feuilletaient les journaux. « Nous finirons bien par trouver quelque chose », disait-il en pensant à André Delcourt, mais rien n’était encore venu confirmer cet espoir.
Dupré lisait les nouvelles politiques, Madeleine se passionnait pour les grands procès, l’instruction de l’affaire Violette Nozières, les rebondissements de celle des sœurs Papin, aussi Dupré fut-il surpris de l’entendre dire :
— Vous, je ne sais pas, mais moi, cet Alejandro Lerroux, je ne lui fais pas confiance.
Cette référence au nouveau chef du gouvernement espagnol était très inattendue.
— Dieu sait que son prédécesseur ne m’était pas sympathique, un ennemi de l’Église, rien d’autre ! Mais enfin, celui-ci, dites-moi, monsieur Dupré, n’est-il pas en train d’emmener l’Espagne vers un régime fasciste ?
Dupré allait répondre, mais Léonce arrivait, accompagnée de Robert, Madeleine était déjà debout, venez, venez Léonce, alors Paul, tu ne viens donc pas l’embrasser ?
Léonce et Paul ne s’étaient pas revus depuis juillet 1929. Quatre ans s’étaient écoulés.
L’arrivée de la jeune femme lui fit beaucoup d’effet. Avec elle, entraient des années d’intimité, de caresses, de baisers dans le cou, mais aussi sa trahison qui avait précipité sa mère dans le précipice.
Cette impression pénible était contrebalancée par le fait que Paul venait de lire Manon Lescaut. Certes, il avait très souvent écouté Solange chanter Puccini, mais jamais il ne s’était rendu compte que dans son esprit la jeune héroïne de Prévost avait toujours eu les traits de Léonce, que pour lui, c’était elle, exactement. Peut-être, en constatant que les années ne s’étaient pas encore décidées à altérer sa beauté, y trouva-t-il, lui qui était maintenant entré dans le temps du désir, quelque chose d’insupportable ou de douloureux. Il se mit à pleurer. Avec la disparition, quinze jours plus tôt, de Solange, Paul avait son lot de peine, il luttait, voulait prendre le dessus, c’est à cet effort que Léonce comprit combien il avait grandi.
Elle s’approcha, se mit à genoux et le serra contre sa poitrine, le berça longuement, sans un mot. On les laissa seuls. Ils ne parlèrent pas. Paul ne retrouva pas dans cette étreinte la plénitude sereine qu’enfant il y avait si souvent cherchée parce que maintenant, il associait le parfum de Léonce à tout autre chose.
Léonce, elle, souffrait de mesurer ce qu’allait être une adolescence dans un fauteuil roulant. Pour elle, c’était poignant.
Paul n’avait pas envie d’être plaint, il la repoussa très doucement et dit « ça va », sans bégayer.
Madeleine s’en fit la remarque, cette « réunion » ressemblait un peu à une photo de famille. Drôle de famille.
La petite assemblée se serra dans le salon, les dames assises au premier rang, Madeleine, Léonce et Vladi, les bras croisés, en femme qui n’a jamais douté de rien. Debout derrière Madeleine, Dupré, les mains sagement posées sur le dossier. Debout derrière Léonce, Robert, les doigts triturant le collier de son épouse, l’air de se demander pour quelle raison on ne l’avait pas encore vendu. Enfin, M. Brodsky debout derrière Vladi (ils se parlaient sans cesse en allemand, très bas, personne n’imaginait ce qu’ils avaient à se dire).
Paul, pour bégayer le moins possible, avait appris ses phrases par cœur.
Il découvrit, comme pour inaugurer un monument à la gloire du commerce moderne, un grand carton représentant une jeune femme, silhouette longiligne, de trois quarts, qui se tournait vers l’arrière, la jambe tendue comme pour vérifier qu’elle n’avait pas perdu un talon.
« Mince ! » disait-elle, absolument ébahie.
On ne pouvait qu’être d’accord avec cette exclamation vu la rotondité suggestive de la fesse.
Au-dessus était sobrement écrit :
« Baume », expliqua Paul, évitait de donner à la substance un aspect par trop pharmaceutique. Le mot comprenait, en outre, la syllabe « beau », que chacun devait entendre de manière subliminale.
« Calypso », cela faisait cultivé, mythologique, romantique et amoureux, ce qui soulignait qu’il s’agissait d’un produit concourant à la séduction féminine.
« Docteur » fournissait l’indispensable caution scientifique au baume.
Enfin restait cet énigmatique docteur Moreau.
— Qui est-ce ? demanda Léonce.
— Per… personne. Le produit ne d… doit pas être a… anonyme. Il faut que c… ce soit l’invention de… de quelqu’un en par… particulier. Qui donne con… confiance. Moreau, c’est très français. Ça plai… ra beau… beaucoup.
Il ajouta en souriant :
— C’est plus sûr… que… docteur Brodsky.
Tout le monde fut d’accord, même M. Brodsky.
L’argument était concret :