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Chère Madeleine,

L’information que vous m’avez…

La moitié du texte. C’est suffisant, selon lui. Il retourne la feuille vers Madeleine qui retient in extremis un réflexe d’admiration. La ressemblance entre les deux écritures est absolument fascinante.

Delgas a refermé son stylo, l’a rangé. Il reprend très doucement le faux qu’il vient de réaliser, le déchire en petits morceaux qu’il dépose dans le cendrier et croise les bras.

— Il me faut… un double de ceci.

Elle lui tend le carnet du banquier suisse. Que Delgas feuillette attentivement. Et qu’il lui rend.

— Huit mille francs.

Madeleine est perdue.

— Attendez, il y a cinquante pages à cent vingt francs, cela fait six mille, pas huit mille !

— Ce carnet doit avoir trois ou quatre ans. L’homme qui l’a tenu a écrit avec différents stylos, au fil du temps, en différents endroits. Il faut d’abord trouver un carnet similaire, ce qui n’…

— Pas similaire, non. Approchant sera suffisant.

— Soit. Il faudra tout de même le vieillir, le remplir avec différentes plumes, différentes encres, simuler les différents moments où il a été tenu et qui influent sur la calligraphie. Ça vaut huit mille francs. Sans compter que vous allez me demander de modifier certaines lignes, je me trompe ?

— Une seule ligne. À ajouter. Vers le début du carnet. Sept mille francs.

Delgas n’hésite pas une seconde :

— D’accord.

— Vous pouvez réaliser ce travail pour quand ?

— Deux mois.

Madeleine est affolée. Puis elle sourit. C’est vraiment un malin !

— Je suppose que si je vous le demande pour dans dix jours… ce sera huit mille.

Delgas sourit à son tour. Pas la peine de répondre. Madeleine fait mine de tergiverser, mais l’affaire n’est pas mauvaise, elle avait estimé le travail à dix mille. Elle sort une enveloppe.

— Trois mille d’acompte, rien de plus.

Delgas empoche, place le carnet avec précaution dans sa sacoche et se lève. Madeleine va payer les consommations, c’est elle la cliente.

— Quelles sont vos relations avec Robert Ferrand ?

— Espacées. Il n’est pas trop mon genre. C’est un brutal. Nous sommes… en contact, voilà tout. Pourquoi ?

— Parce que si vous perdiez ce carnet ou si vous aviez l’intention de l’utiliser pour votre compte, je chargerais Robert Ferrand de… reprendre contact avec vous.

Geste de René Delgas, c’est logique.

39

André et lui s’étaient croisés deux ou trois fois dans des dîners parisiens, un homme onctueux aux mains légères et expressives, une voix si douce qu’il fallait parfois tendre l’oreille. Il avait fait toute sa carrière au ministère de la Justice où il occupait un poste très élevé et dont il connaissait parfaitement les rouages. André l’avait choisi pour cette raison, il lui avait semblé le mieux placé pour se charger de cette affaire si délicate.

Quelques jours plus tôt, Madeleine Péricourt lui avait offert Gustave Joubert sur un plateau. André Delcourt renforçait sa réputation d’homme le mieux informé de Paris et du coup, quand une information cherchait une oreille obligeante, c’est vers lui qu’elle se dirigeait.

Encore une nouvelle dont Le Licteur ne pourrait pas bénéficier parce qu’il fallait la traiter sans attendre, mais qui confirmait que, lorsque le moment serait venu, son journal serait l’un des mieux informés, partant, l’un des plus influents.

— On parle d’un nouveau quotidien, dit le magistrat. On en sait encore bien peu de chose, mais enfin…

André leva une main, ça… C’était bon signe. Les couloirs, les salons bruissaient de cette nouveauté. Guilloteaux, ces dernières semaines, faisait ostensiblement la tête, c’était même très bon signe.

Maintenant que les préliminaires étaient achevés, son interlocuteur écarquillait les yeux pour montrer son intérêt, encourager la confidence et souligner que, s’il était ravi de recevoir André Delcourt, il n’avait pas que ça à faire.

— C’est une affaire délicate… Un courrier…

— Voyons cela, dit le magistrat en tendant la main.

André n’esquissa pas un geste.

— C’est une dénonciation…

— Nous avons l’habitude, les Français adorent écrire à la police.

— Je ne suis pas de la police.

— Les expéditeurs ne sont pas regardants, tout ce qui conduit à la police leur convient. Et qui dénonce-t-on cette fois ?

— C’est une liste de clients français d’une banque suisse qui échappent à l’impôt. Il y en aurait plus de mille.

Le magistrat blêmit. Il tendit le bras et referma brutalement, on ne sait pourquoi, son tiroir de droite resté légèrement entrouvert.

— Allons, allons…, dit-il comme un instituteur qui reprend une faute de langage.

— Mille quatre-vingt-quatre, me dit-on. La liste qui m’a été remise n’en comprend qu’une cinquantaine, mais il y a là des commerçants, des artistes, deux évêques, des militaires, dont un général et un contrôleur général, trois magistrats (pardon, mon cher), un conseiller à la cour d’appel, pas mal de noms à particule.

— Si c’est avéré…

— Et un industriel très connu. Très exposé. Un modèle de vertu patriotique. L’ensemble compose un assez joli tableau de l’élite française… On pourra trouver le registre complet dans les bureaux de la banque si l’on procède à une perquisition.

— Et la source ?

— Aucune idée. Un règlement de comptes sans doute. Je peux vous confier ces éléments pour enquête. À charge de revanche, je veux être le premier à bénéficier de vos résultats et à les publier.

Le magistrat respira profondément, se recula dans son fauteuil.

— C’est une chose que nous n’avons pas l’habitude de faire, mentit-il. Voyez-vous, la justice est…

— Je peux aussi publier tout cela sans le vérifier en mettant tous les guillemets dont dispose mon dictionnaire. Si tout cela est vrai, le bureau sera fermé dans la journée, les employés de la banque seront dans le train le soir même, l’établissement se réfugiera derrière le secret bancaire. Mon article va créer un émoi bien compréhensible, on réclamera de la justice une enquête qu’elle ne pourra plus conduire. Et je publierai notre conversation d’aujourd’hui en expliquant que vous n’y avez trouvé aucun intérêt.

En raccompagnant son interlocuteur, le magistrat renouvela ses scrupules, pour la forme, c’est très exceptionnel ce que nous faisons là, André sourit, bien sûr, bien sûr. Il n’y avait plus qu’à espérer que tout cela soit vrai et très vite confirmé.

La liste fut glissée, avec la lettre de dénonciation signée « un vrai Français », dans une grande enveloppe. Deux heures plus tard, elle se trouvait au parquet entre les mains du chef de la section financière qui la lut (« Nom de Dieu, quelle affaire… »). Son réquisitoire introductif était achevé dans la soirée, un juge d’instruction s’apprêtait à ouvrir une information, et dès le lendemain, vers sept heures, une voiture banalisée de la Sûreté de la Seine se garait à l’angle de la rue de la Tour. Il y avait là un agent de surveillance et trois autres chargés de prendre en filature, à leur sortie, les personnes qui se rendaient dans l’immeuble désigné par la lettre anonyme.