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Charles se leva, s’avança et regarda par la fenêtre le boulevard humide.

— Vous vous foutez de ma gueule ? avait hurlé le ministre. Vous trouvez qu’on n’a pas suffisamment d’emmerdements avec ces imbéciles qui ne comprennent rien à rien, vous nous balancez une loi qui est une pure provocation !

— Mais, mais, mais…

— Quoi, mais, mais, mais ? Vous avez réfléchi à ce qui allait se passer si on délibérait sur votre proposition à la con ? On a la moitié du pays dans la rue, vous voulez y ajouter l’autre moitié ?

Le ministre avait jeté sur la table les feuillets qui constituaient la fierté de Charles.

— J’enterre la loi et vous avec. Dans deux jours votre commission aura cessé d’exister. Dehors, le chevalier blanc !

— Comment ça ?

— On a créé cette commission à un moment où elle était nécessaire. Le moment est passé, la commission passe aussi.

— De quel droit ?

Charles avait hurlé. Dans le bureau d’un ministre, ça n’était pas courant, mais les temps étaient difficiles pour tout le monde.

— Oh, le droit…

— Cette commission existera tant qu’elle n’aura pas déposé ses conclusions !

— C’est fait. Vous avez remis un rapport le mois dernier, en août, ça vaut conclusion. La commission a accompli sa tâche, admirablement, dans quelques jours vous serez félicité. Et remercié.

Pour Charles, c’était le retour à la case départ. Rester député après avoir présidé cette commission serait quasiment impossible. Son futur gendre irait chercher son avenir ailleurs que dans la famille Péricourt. La moitié du problème de ses filles qu’il croyait réglée, la partie Rose, redevenait un problème entier.

Tout ça était très fâcheux, mais surtout, le gouvernement allait le priver de ce qu’était devenue sa vie. Une mission. Son combat. Ne riez pas, c’est ainsi qu’il voyait les choses.

Cette commission était le sommet de sa carrière, il ne permettrait à personne de la lui voler, mais ne voyait pas comment parvenir à l’éviter. Il avait eu beau donner des coups de menton, déclarer à Alphonse, admiratif et ébahi, que « rien ne le ferait plier », il se sentait très seul et se demandait comment tout cela allait finir. Il enfonça ses mains dans ses poches. Non, allons, se dit-il, je…

— Papa…?

Rose avait passé la tête, inquiète.

— Oui ?

— C’est maman, elle ne se sent pas très bien.

Charles soupira, se leva. Hortense était dans le canapé, elle se tenait le ventre comme les autres jours, Charles ne voyait pas ce qu’il y avait de particulier. Sauf qu’elle se plaignait davantage. Oui, en effet, elle avait peut-être l’abdomen un peu plus gonflé que d’habitude, mais enfin…

Rose et Jacinthe étaient peureusement collées l’une à l’autre.

— Je pense, dit Hortense avec un sourire qu’elle espérait engageant, que je devrais consulter. Aller à l’hôpital.

Bon Dieu, il était plus de vingt heures… Charles rappela le chauffeur, les filles habillèrent leur mère, il enfila sa redingote, on partit pour la Salpêtrière où Hortense avait été soignée, c’est là que se trouvait son dossier.

— Merci Charles, dit Hortense en lui pressant la main.

On l’avait déshabillée et allongée sur un lit dans une grande chambre mal éclairée, sous des draps raides comme des faux cols.

— Il y a de la soupe dans la cuisine, dit-elle, agrippée à son ventre.

— Oui, oui, dit Charles, on verra…

Il devait rentrer, s’occuper des filles. En réalité, il avait seulement envie de partir. Il était très soucieux, ce projet de loi ne lui sortait pas de l’esprit.

Rose et Jacinthe dînèrent en chuchotant comme des nonnes. Charles lisait les nouvelles qui n’étaient pas très bonnes. Le chevalier blanc était attaqué de toutes parts, on ne donnait pas cher de lui ni de sa commission, ni de sa fin de carrière. Il tapa du poing sur la table, son combat était juste, bordel de Dieu.

Les filles levèrent la tête. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait parlé tout haut. Il voulut se montrer sociable :

— Vous ne m’avez pas raconté ! Avec Alphonse, ce samedi, qu’avez-vous fait ?

Elles pouffèrent. Elles avaient de nouveau échangé leurs places, ce garçon était charmant et n’y voyait que du feu. Était née l’idée que l’une l’épouserait, mais que les deux, alternativement, partageraient son lit, c’était très excitant. Mais elles pouffèrent tristement parce que Hortense, à cet instant, disait invariablement :

« Vous allez bien reprendre un peu de soupe, les filles, vous n’allez pas me laisser ça ! »

Charles travailla tard, relut une déclaration à la commission rédigée par Alphonse, dont il dut revoir les termes même si ça n’était pas mal fait.

Le lendemain, il se leva tôt et se fit conduire à l’hôpital avant de se rendre à son bureau.

Quand il arriva, on venait de découvrir qu’Hortense était morte dans la nuit.

40

À la Sûreté de la Seine, on avait connu des planques plus pénibles. Trois, quatre personnes par jour, rarement plus. Un agent restait dans la voiture, la déplaçait toutes les deux heures, allait en chercher une autre pour ne pas éveiller les soupçons, changeait de place, deux autres agents procédaient aux filatures. La routine.

Les visiteurs étaient des gens tranquilles, sans méfiance, sûrs d’eux. Ils habitaient les beaux quartiers. Quand on les suivait, on se retrouvait parfois dans un ministère, dans un grand restaurant, une fois même à Notre-Dame, le plus souvent à Passy, dans le huitième arrondissement… Pour des agents qui gagnaient le minimum de la fonction publique, c’était un peu agaçant, mais habituel.

Une femme comme celle-ci, en revanche, on n’en avait jamais vu. D’abord parce que des femmes, il n’y en avait quasiment jamais (celle-ci était la seconde depuis le début de la planque), ensuite parce que d’aussi ravissantes, dans tout Paris, il ne devait pas y en avoir beaucoup. L’agent chargé de la surveillance qui vit la silhouette se profiler rue de la Tour en resta tout chose lorsqu’elle disparut dans le hall de l’immeuble.

M. Renaud aussi.

Il avait pas mal traîné les pieds pour la recevoir, son nom ne lui disait rien. Mme Robert Ferrand, ça sentait le pseudonyme, il n’avait pas rappelé, elle avait insisté, une jolie voix. Il avait cédé, à cause de la voix justement. De toute manière, il savait comment s’y prendre pour sélectionner les clients, ceux dont il ne voulait pas ne s’incrustaient jamais. Avant de dévoiler la moindre carte, il conduisait l’entretien d’un ton léger, mais ne reculait pas devant quelques indiscrétions. Il avait besoin de savoir à quoi s’en tenir. Surtout depuis cette malheureuse agression dont il avait été victime. On n’avait jamais entendu parler de quoi que ce soit, la police n’avait rien fait puisqu’il n’avait pas porté plainte, rien n’était revenu à ses oreilles, l’hypothèse d’un vol crapuleux s’était confirmée, il avait retrouvé le sommeil.

La jeune femme était de toute beauté, mais ce nom, Ferrand… Il avait eu beau éplucher les annuaires du Tout-Paris, le Bottin mondain, il ne l’avait trouvé nulle part. Femme de diplomate ? de haut fonctionnaire ? Non, pas d’alliance, donc pas mariée. Aucune fortune personnelle, ça, il l’aurait trouvé, il avançait à pas comptés.

Elle avait déposé non pas un passeport, ni une carte de visite, mais un acte de mariage. Casablanca. Avril 1924. Ça n’était pas commun de procéder ainsi, on aurait dit que la jeune femme voulait à tout prix légitimer son identité, prouver quelque chose, comme les gens qui ont tout à cacher.