— C’est pour… placer de l’argent, voyez-vous…
Elle retira sa voilette. Peste, quelle femme.
— Le vôtre ?
— Oui…
Elle rosissait, ça vous mettait une boule dans la gorge.
— De l’argent… Une fortune personnelle, peut-être ? risqua-t-il.
Elle passa du rose au rouge.
— De l’argent… gagné.
Il était tendu comme un arc.
— Des amis…
M. Renaud était soufflé. Sa première grue ! Il en était tout ému.
Combien ça pouvait coûter une femme comme celle-ci ? Un sacré paquet, sûrement. Il était pleinement rassuré. Une putain de haut vol dans une clientèle comme celle de l’Union bancaire de Winterthour, c’était comme un général ou un académicien, une garantie de sérieux.
Il détailla les services offerts par la banque dans une euphorie calme mais vibrante, ah, ce qu’il la désirait maintenant qu’il savait ce que c’était que cette chose-là. Elle posa des questions qui montraient qu’elle avait la tête sur les épaules. Forcément, dans son métier, il faut du jugement.
Elle buvait du thé à très petites gorgées, même ses doigts étaient ravissants.
Rendez-vous fut pris pour l’ouverture du compte. Elle apporterait de l’argent en espèces.
— De combien s’agit-il ?
— Cent quatre-vingt mille… Dans un premier temps.
Mon Dieu ! Renaud révisa son estimation à la hausse, une femme pareille, ça devait coûter bonbon.
— Mais se déplacer avec une telle somme, n’est-ce pas risqué ? demanda-t-elle.
Une intuition fulgurante lui fit proposer :
— Voulez-vous que je vienne à domicile… Pour vous éviter de… Je peux… moi-même, enfin, si vous le souhaitez…
— Ma foi, monsieur Renaud, minauda Léonce, ce n’est pas de refus.
Il en resta la bouche ouverte. Il avait du mal à coller les morceaux. Aller chez elle ? Pour chercher les fonds, bien sûr, mais n’avait-elle pas le désir d’avoir, parmi ses intimes, un banquier capable de la conseiller, de l’épauler, de faire fructifier ses profits ?
— Vous pourriez venir… la semaine prochaine ?
M. Renaud attrapa son agenda, le fit tomber au sol, le ramassa, l’ouvrit à l’envers, voyons, voyons.
— Mardi ? Disons vers midi ? Vous partagerez bien un petit en-cas ?
M. Renaud n’avait plus de voix. Il échoua à avaler sa salive.
Elle donna une adresse dans le septième arrondissement. S’il s’y rendait, M. Renaud tomberait sur une boutique de toilettage pour chiens.
Avant de partir, Léonce demanda distraitement s’il y avait ici…
— Mais bien sûr ! s’écria M. Renaud en lui désignant le couloir qui conduisait à la salle de bains.
Il la regarda s’éloigner. Mon Dieu, quel…
Il dut s’asseoir.
Léonce entra, observa, hésita, enfila des gants…
M. Renaud entendit la chasse d’eau. La jeune femme revint vers lui, quelle élégance. Quand on pense à ce qu’elle fait comme métier, c’est proprement incroyable.
Dehors, un agent de la sûreté la prit en filature. Elle l’emmena au Bon Marché, rayon lingerie féminine, c’était gênant pour un homme de traîner là, un endroit où il y a beaucoup de sollicitations visuelles, soudain il ne la vit plus, il l’avait perdue.
Le 23 septembre, comme à l’accoutumée, deux agents prirent position, l’un rue de la Tour, l’autre rue de Passy, on attendit les premiers rendez-vous.
Un homme d’une cinquantaine d’années, portant beau, en redingote grise, arriva vers onze heures. Une dizaine de minutes plus tard, l’équipe s’engouffrait dans l’immeuble, six personnes, dont un enquêteur de la section financière du parquet de la Seine.
Lorsqu’il aperçut le mandat de perquisition, l’employé aux écritures venu ouvrir la porte recula d’un pas comme s’il avait vu le diable, ce qui n’était pas faux.
M. Renaud, entendant du bruit dans l’antichambre, s’excusa auprès de son client, passa la tête, comprit la situation, déjà deux agents tenaient la porte, le troisième le tenait lui, les autres entraient, le client se leva, prit son manteau pour partir, il ne voulait pas déranger.
— Je vais vous demander de rester encore quelques minutes, dit un policier.
— Je ne peux pas, je suis pressé.
Il faisait un pas.
— Vous serez en retard.
— Vous n’avez pas l’air de savoir qui je suis, monsieur !
— Alors ce sera ma première question : vos papiers, je vous prie.
Villiers-Vigan. Vignobles bordelais, fortune ancestrale, la famille exportait plus du tiers de sa production vers l’Amérique.
— Puis-je vous demander la raison de votre visite ?
— Eh bien, je rends visite à… un ami. M. Renaud. N’a-t-on plus le droit de visiter ses amis ?
— Avec cent quarante mille francs en petites coupures ? demanda un agent.
Le client se retourna, l’agent tenait son manteau, d’où il avait sorti un volumineux paquet de billets de banque.
— Ce n’est pas à moi !
C’était très bête, tout le monde le comprit, même lui qui baissa la tête et s’effondra sur le fauteuil.
M. Renaud, lui, ne disait rien. Il réfléchissait très vite.
Depuis la disparition de son carnet, le seul état existant se trouvait au siège de la banque. En clair, la police découvrirait des écritures, mais il lui serait impossible de les relier à des noms, à des personnes. C’est dans les situations difficiles que l’on juge la solidité des procédures. Rétrospectivement, il se félicita de ce vol. S’il n’avait pas été attaqué, le carnet serait dans le coffre, une décision de justice pouvait le contraindre à l’ouvrir… Brrr, rien que d’y penser…
Son visiteur accepta de signer une courte déposition qui mentionnait sa présence et la somme trouvée dans son manteau.
M. Renaud venait de perdre un client, c’était le prix à payer pour la belle frousse qu’il avait causée à M. de Villiers-Vigan, mais les affaires n’étaient nullement compromises. Il revint vers les fonctionnaires.
— Puis-je vous demander…
— Voilà ! dit une voix.
Le commissaire arriva. Son collègue lui tendit des états.
— Ce sont des fiches comptables ! Elles font mention de titres déposés au siège de la banque.
Ils se regardèrent. Ce qu’il fallait maintenant, c’est le registre des clients dont on les avait assurés qu’il était dans les locaux et sans lequel aucune action judiciaire n’était possible.
On se mit au travail, on retourna tout, le bureau, le salon, les armoires, on fouilla sous les tapis, derrière les tableaux, M. Renaud passait, voulez-vous du thé, messieurs, il s’asseyait dans le grand canapé, ouvrait une revue, mimait un intérêt prodigieux pour des publicités ferroviaires.
À treize heures, l’ambiance n’était plus la même.
Les policiers de la section financière repartaient avec un travail colossal qui ne déboucherait sur rien puisqu’ils ne savaient à qui reprocher d’avoir ouvert des comptes dans une banque suisse. La banque elle-même resterait indemne tant que l’on ne pourrait prouver qu’elle venait, sur le territoire français, verser des dividendes qui échappaient au fisc.
— Vous partez déjà ? demanda M. Renaud.
On descendait les caisses et les cartons dans le fourgon. Le commissaire en avait plein le dos de cette affaire, il préférait les vrais marlous.