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— Bon, moi, je vais pisser…

— Faites donc ! commenta M. Renaud, ulcéré par cette vulgarité, ils n’étaient pas bons joueurs à la Sûreté générale.

Pas si mauvais joueurs tout de même parce que le commissaire revint, quelques minutes plus tard, en tenant à la main un carnet.

— Trouvé derrière la chasse d’eau. C’est à vous ?

M. Renaud fixait le carnet, non, ce n’était pas le sien… Enfin, c’était « presque » le sien. Un carnet qui lui ressemblait beaucoup, mais qui n’était pas le sien. Il le saisit, l’ouvrit, c’était son écriture, pas de doute, et c’étaient les lignes qu’il avait lui-même écrites, il reconnaissait les noms, les numéros des comptes un peu remarquables que sa mémoire attrapait comme un aimant… C’était incompréhensible. Il était tout à fait sincère en disant :

— Oui, enfin non, ce n’est pas mon carnet…

— C’est votre écriture pourtant, si je ne me trompe ?

Là, il n’y avait pas de doute… Comment ce carnet pouvait-il se trouver ici ? et dans un pareil endroit ?

D’un coup, tout lui revint, la grue !

Elle était allée aux toilettes ! Il l’avait suivie du regard ! Oh, mon Dieu !

Maintenant, il se souvenait de ce cul ! Il l’avait vu là, dans la rue, devant lui, la fille qui avait cassé son talon…!

— C’est un faux ! hurla-t-il.

— En tout cas, il y a vos empreintes dessus.

M. Renaud lâcha le carnet comme s’il s’agissait d’une vipère.

— On verra si on en trouve d’autres, ajouta le policier.

Le banquier signa sa déposition sèchement, l’esprit vide, comme un automate.

Cette histoire était proprement incroyable. Elle promettait un beau scandale. L’Union bancaire de Winterthour serait clouée au pilori, elle paierait pour tous ses confrères.

M. Renaud, un instant, songea au suicide.

Quinze jours plus tôt, Paul avait demandé incidemment :

— Dis-moi, maman, ne va-t-il pas y avoir des locaux disponibles au Pré-Saint-Gervais ?

Le bail n’était pas cher, le locataire précédent, l’Atelier aéronautique de la Renaissance française, avait quitté les lieux très soudainement, le propriétaire avait été heureux de les relouer aussi rapidement.

— C’est grand ! avait dit Paul.

Il aimait cet espace où il pouvait rouler avec son fauteuil très longtemps sans rencontrer d’obstacle. Sur les larges tables dépliées au fond, M. Brodsky avait installé tout ce dont il disposait de matériel venant d’Allemagne. Les ustensiles de complément et les produits de base étaient encore en caisses.

Par superstition, Madeleine avait interdit l’entrée des locaux à Robert Ferrand.

Dupré déboucha une bouteille de champagne et retira les serviettes blanches tendues sur les assiettes de petits-fours, tout le monde était debout, un peu ému. Paul était déçu que Dupré ne lui serve qu’un fond de coupe.

— Il faut rester lucide, mon garçon.

Quand Dupré parlait sur ce ton-là, personne ne le contredisait.

Il était convenu que M. Brodsky entamerait la fabrication des trois cents premiers pots le lundi suivant, juste le temps d’installer le matériel. Vladi et Paul le seconderaient dans les tâches répétitives.

Les étiquettes et les emballages imprimés au nom de la marque seraient livrés sous quinzaine.

La campagne de presse commencerait aussitôt que le laboratoire (c’était ce qui était inscrit sur le panneau peint fixé au-dessus de la porte d’entrée : Laboratoire des Éts Péricourt) serait en mesure de répondre aux demandes, tout se ferait par correspondance, comme c’était l’usage, mais Paul envisageait que des prospecteurs démarchent les pharmacies dès que le produit serait connu, il tirait sans cesse des plans sur la comète.

On ferma le laboratoire vers vingt heures, Dupré dit, allons il est temps, il semblait pressé tout d’un coup, d’accord, de toute manière, on avait bu le champagne, on avait hâte d’être à demain où l’on commencerait à travailler.

— Paul va rester avec moi, dit Dupré lorsque le taxi arriva.

— C’est que…

— Ne vous inquiétez pas, Madeleine, j’ai juste quelques petites choses pratiques à régler avec lui, je le raccompagne aussitôt après.

Prise au dépourvu, elle céda, mais à contrecœur. Quelque chose lui échappait, elle n’aimait pas cela, elle se promit de le dire à M. Dupré dès le lendemain.

Ils ne parlèrent pas pendant le trajet. Paul ne savait dire si Dupré était fâché, mais son visage était plus fermé encore que d’habitude. Quelles erreurs avait-il commises dans ce travail de préparation que M. Dupré veuille ainsi, comme en urgence, un tête-à-tête avec lui ? Chez lui…

Dupré souleva Paul avec une facilité impressionnante. Quatre étages à le porter sans souffler, sans s’arrêter, sans un mot.

— Allons, dit-il enfin en asseyant Paul.

Sur le lit.

Alors qu’il y avait une table et des chaises.

Mais dans un coin de la pièce, il y avait aussi un ravissant sourire de seize ans.

— Paul, je te présente Mauricette. Elle est… très gentille, tu verras. Bon…

Il tapa du plat de la main les poches de sa veste.

— Voilà que j’ai oublié mes clés au laboratoire, moi ! Allez, c’est pas grave, je vais les chercher, je vous laisse, vous trouverez bien quelque chose à vous dire…

Il ramassa son sac marin et sortit.

Hortense souffrait du ventre depuis longtemps, elle avait plusieurs fois été hospitalisée, les médecins s’étaient succédé à son chevet sans que Charles s’en affole. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, elle s’était plainte, c’était tantôt l’utérus (« j’ai l’impression qu’il se décompose », disait-elle), tantôt les intestins (« si tu savais comme c’est lourd à porter… »), mais dans cette compétition, les ovaires tenaient nettement la corde. Pour Charles, tout cela renvoyait à une réalité trop féminine, c’est-à-dire trop organique, cela le gênait. Il avait considéré ces douleurs comme une singularité ou un trait de caractère, quelque chose d’inévitable avec quoi il fallait composer. Cela avait beaucoup pesé sur leurs relations sexuelles après la naissance des jumelles.

Quand il la vit sur son lit de mort, ce n’était plus la même personne. Alors que son frère lui était apparu très vieux, il trouva Hortense étonnamment jeune, cela lui rappela leur rencontre, ils avaient vingt ans. Elle était alors un être délicat, presque flottant, une porcelaine. Ils avaient flirté étroitement pendant leurs fiançailles, mais Hortense avait toujours refusé d’« aller au bout », l’expression faisait rire Charles d’autant plus qu’Hortense n’y voyait pas malice. Ils avaient passé leur nuit de noces à Limoges où Hortense avait de la famille, dans un hôtel du centre-ville, la plus grande chambre de l’établissement qui ne valait pas mieux que les autres, des parquets grinçants, des cloisons en carton. Hortense poussait des petits cris aigus, elle disait, je t’en supplie, mais son corps tout entier hurlait le contraire, ils s’étaient endormis au petit matin. Charles l’avait longuement regardée dormir, minuscule dans ce grand lit…

C’était curieux, ces souvenirs, ils revenaient en désordre et remontaient de loin des choses qu’il croyait perdues… Oui, il l’avait beaucoup aimée et Hortense n’avait aimé que lui. De tout temps, elle l’avait regardé comme un héros, c’était idiot, bien sûr, la foi du charbonnier, mais enfin, Charles, ça l’avait tenu, ce regard-là. Ce qu’elle était agaçante, c’est vrai, ce qu’il l’avait rembarrée avec ses douleurs.