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Il ne s’en était pas rendu compte, il pleurait. Sur lui-même, comme tout le monde. Ce qui le surprenait, ce n’étaient pas les larmes, il avait le cœur facile, c’était leur nature. Il pleurait sur une femme qu’il avait aimée profondément. Cet amour n’était plus qu’un souvenir depuis longtemps, mais c’était le seul qu’il eût jamais connu.

Hortense était morte un vendredi, le lundi le cercueil serait ramené à la maison d’où partirait le cortège.

Il avait eu très peur de la réaction des jumelles et avait été bien étonné. Elles pleuraient, mais sobrement, ce qui n’était pas dans leur nature. Elles étaient plus laides que jamais. Alphonse vint présenter ses condoléances, demanda s’il pouvait être utile, elles lui firent bon accueil, mais comme à un cousin, merci, disaient-elles en glissant leur mouchoir dans leur manche. Constater ce calme, l’intensité de leur chagrin, la manière très adulte dont elles prirent les rênes de la maison et le conseillèrent sur l’organisation des funérailles fit soudain penser à Charles qu’elles ne se marieraient jamais, que jamais elles ne le quitteraient, cet avenir l’effraya.

On prévint la famille. Madeleine ne se présenta pas, elle envoya une lettre assez formelle, elle serait présente aux obsèques.

Pour avoir des chances d’aboutir, cette affaire du « carnet suisse » devait demeurer absolument secrète, et c’était le plus difficile.

— Imaginez… Plus de mille personnes, c’est…

On butait sur les qualificatifs. L’Union bancaire de Winterthour disposait d’un capital de cinq cents millions, mais possédait sans doute, dans ses coffres, plus de deux milliards de dépôts français.

En accord avec ses collègues de la Justice et des Affaires étrangères, le juge d’instruction donna ordre au commissaire de la Sûreté générale de procéder à une intervention à l’aube le 25 septembre.

Exactement à la même heure, des groupes de deux à trois fonctionnaires se présentèrent simultanément au domicile de près de cinquante personnes, à Paris et en province, le plus vaste coup de filet fiscal de l’histoire de la IIIe République.

On tira du lit le sénateur de Belfort et celui du Haut-Rhin, on réveilla un vicomte chez sa maîtresse. On demanda respectueusement à M. Robert Peugeot, constructeur automobile, à M. Lévitan qui fabriquait des meubles, à M. Maurice Mignon, distributeur de publicités financières, d’ouvrir leur porte, leurs bureaux, leurs tiroirs et leurs comptes. Un contrôleur général de l’armée menaça de se brûler la cervelle, mais s’abstint et fondit en larmes. Les évêques furent plus dignes, celui d’Orléans fit comme s’il recevait des ouailles et proposa du café. Le directeur du Matin se mit à rire, mais sa femme baissait la tête, comme une condamnée. Henriette-François Coty, l’ex-femme du célèbre parfumeur, hurla qu’elle n’avait plus rien à voir avec son ex-mari, estimant sans doute que ceci expliquait cela. Mgr Baudrillart, membre de l’Académie française, se drapa dans sa dignité.

L’opération avait commencé à six heures. À neuf heures, elle faisait une traînée de poudre dans les milieux où il y avait de l’argent, ceux où il n’y en avait pas apprendraient la nouvelle dans les journaux.

À la même heure, le corbillard portant le cercueil d’Hortense Péricourt pénétrait dans le cimetière des Batignolles.

Madeleine regrettait d’avoir emmené Paul. Dès qu’elle aperçut M. Dupré, là-bas, sur le trottoir, le long de la file des voitures, elle fut saisie d’un doute terrible. Mais c’était trop tard. Dans moins d’une minute, il ouvrirait la portière du véhicule, déposerait discrètement le paquet ficelé sous le siège du passager, et ce serait fini. Madeleine prit la main de Paul, la serra, le jeune garçon pensa qu’elle avait de la peine, ce qui était vrai.

Le convoi entra dans le cimetière, se dirigea vers la concession familiale. La foule des participants, alignée derrière Charles et ses filles, avançait lentement, lorsqu’elle fut saisie d’une rumeur. À l’arrière, on s’agita, quoi ? Comment ? Qui ? Mais enfin, d’où le tenez-vous ? Dans un mouvement péristaltique, le cortège véhicula la nouvelle vers l’avant, elle arriva aux oreilles d’Alphonse qui ne sut quoi faire. Il hésita, mais tout le monde commençait à en parler, cacher la vérité ne servirait à rien, il s’avança vers son patron, lui toucha l’épaule. Rose, qui se méprit, crut à un geste de compassion et se tourna vers lui avec un regard de reconnaissance.

— Comment ça ? demanda Charles.

L’inhumation dans le caveau familial allait débuter. Charles, impatient, excédé, dit :

— Comment ça, une perquisition ?

— À votre domicile. Il y a une heure. Un juge, un commissaire, la justice, on se renseigne, mais…

Charles était bombardé par les impressions, ses filles se pressaient contre lui, il vit Hortense à travers le cercueil qui lui souriait, il pleurait sans larmes, et cette information venait, dans son chagrin, le percuter comme une vague furieuse. Une descente de police, mais pourquoi donc ? Juste après le départ du cortège ? C’était tellement invraisemblable, il voulut interroger Alphonse, mais il n’y avait plus personne, la foule s’était éloignée pour marquer son respect pendant ces minutes ultimes. À l’entrée du cimetière, on apercevait des silhouettes qui n’auraient pas dû être là.

Madeleine dit à Paul :

— On va rentrer, mon cœur.

Mais le temps de manipuler le fauteuil, de demander qu’on les laisse passer, Charles avait déjà rebroussé chemin à grands pas, suivi par ses filles.

La foule, informée, s’écarta. Charles était comme un cocu, tout le monde savait les choses mieux que lui. Il y avait trois hommes en civil.

— Quoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Alors, on ne peut plus enterrer sa femme tranquillement ?

— Je regrette… Si vous avez besoin de vous recueillir, nous attendrons, nous avons tout le temps.

— Eh bien non, finissons-en ! De quoi s’agit-il ?

Les gens faisaient place devant le fauteuil de Paul, Madeleine arriva. Elle se trouvait juste derrière son oncle lorsque le juge d’instruction dit :

— Monsieur Péricourt, vous êtes soupçonné de fraude fiscale par l’intermédiaire de l’Union bancaire de Winterthour, votre nom figure dans un carnet saisi au siège de cette banque, je vais vous demander de me suivre…

Les cris jaillirent, unanimes, la situation n’était pas seulement grotesque, elle était scandaleuse !

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? hurla Charles.

Avait-il commis une imprudence ? Pas la moindre. Avait-il jamais caché de l’argent ? Bien au contraire, tout ce qu’il avait gagné était passé dans ses campagnes, ses électeurs l’avaient asséché, il n’avait plus ni sou ni maille ! Rose et Jacinthe restaient collées à leur père comme des moules sur un rocher.

— Il vaudrait mieux, monsieur Péricourt, nous suivre, répondre à nos questions et, si les réponses sont satisfaisantes, rentrer chez vous. Croyez-moi…

— Mais c’est une histoire abracadabrantesque ! Je n’ai pas un sou, comment voulez-vous que j’en mette dans une banque suisse ?

— C’est ce que nous allons tenter d’éclaircir, le plus tôt serait le mieux, monsieur Péricourt.

— Mais d’abord, vous avez un mandat, quelque chose ?

Le juge soupira, la foule était compacte, il avait espéré procéder avec discrétion, mais il avait reçu des ordres : « Péricourt est prioritaire. Vous allez le cueillir dès que possible ! » On avait besoin d’un exemple. Charles était exemplaire. Le juge sortit son mandat. Charles n’essaya même pas de le prendre, de le lire. Le fait qu’un juge soit là, qu’il ait un mandat, que lui, Charles Péricourt, soit mis en demeure de suivre la police, tout cela commençait à prendre forme dans son esprit. Il chercha ses mots. Il en trouva un : « complot ».