— Ah oui, on veut me faire taire ! Le gouvernement !
— Allons, monsieur Péricourt…, dit le juge.
— Ah oui, c’est ça ! Vous avez des ordres ! Mon combat dérange !
Le juge d’instruction était un homme d’une quarantaine d’années, simple et sincère, commissionné par sa hiérarchie pour une mission qui n’avait rien de facile et qu’il tâchait de remplir avec doigté. Mais Charles Péricourt l’en empêchait. La foule discutait, commentait, et ce n’était pas n’importe qui, des politiciens, des avocats, des médecins, des sommités… L’un d’eux s’avançait déjà, plastronnant, dites donc, monsieur…
Il fallut passer à l’acte.
— Monsieur Péricourt, nous avons procédé à une perquisition à votre domicile et…
— Bredouilles, ha ha ha ! Qu’est-ce que vous pensiez, hein ?
Charles prit la foule à témoin :
— Ha ha ! Ils sont allés chez moi !
— … et dans votre voiture, où nous venons de trouver deux cent mille francs suisses en grosses coupures, que je vous demande de bien vouloir justifier. Dans mon bureau. S’il vous plaît.
La somme fit grand effet.
Le juge avait en main un paquet enveloppé de papier kraft et lui montrait, le plus discrètement qu’il le pouvait, l’impressionnant volume de coupures suisses.
Ce constat coupa court aux rodomontades de Charles, aux cris de la foule, il se fit un silence.
— S’il vous plaît, dit le magistrat d’une voix calme.
Allez savoir pourquoi, une intuition peut-être, Charles se retourna.
Son regard tomba sur Madeleine.
Sur le jeune Paul, dans son fauteuil.
Il ouvrit la bouche.
— Toi…?
On crut qu’il venait d’être frappé d’apoplexie.
Des amis se précipitèrent pour aider.
Et Charles Péricourt, après un dernier geste vers ses filles qui commençaient à hurler comme des damnées, quitta le cimetière, entouré de deux policiers et précédé d’un juge d’instruction.
Madeleine était demeurée sur place, pétrifiée, les mains agrippées à la barre du fauteuil.
Elle avait voulu s’enfuir, mais le désir que son oncle la voie l’avait emporté et maintenant elle se sentait sotte, méchante. Son père l’aurait désapprouvée. Elle baissa les yeux vers Paul, vers sa nuque qu’elle ne regardait jamais sans émotion, et devant, ses jambes dont les genoux pointaient sous la couverture, non, elle n’était ni sotte ni méchante. À son père, elle aurait répondu : « Ne te mêle pas de ça, papa ! Je fais à mon idée ! »
Sans un mot, Paul, par-dessus son épaule, vint poser sa main sur la sienne.
41
Non, cette fois-ci, pas question ! Léonce chiffonna le papier, le jeta par terre. Elle avait envie de le piétiner, mais c’était ridicule. Elle allait dire non, définitivement. Elle était si énervée contre Madeleine que maintenant la perspective de la prison ne l’effrayait plus autant. D’abord, il y aurait un juge, elle se ferait belle, elle y était toujours arrivée avec les hommes…
Plus de deux semaines qu’elle était obligée, par la faiblesse de ses moyens, à vivre dans un hôtel borgne où Robert se serait épanoui comme une fleur s’il n’avait pas passé son temps à se lamenter de ne plus pouvoir se rendre aux courses. Elle s’était espérée libre lorsque Madeleine était revenue de Berlin, mais non, ça n’était toujours pas le moment ! « Bientôt, Léonce, bientôt », disait Madeleine, mais l’échéance était sans cesse reculée. Rencontrer le petit Paul, passe encore (mon Dieu, ce qu’il avait grandi… Le retrouver ainsi… Elle en avait été émue au-delà de ce qu’elle craignait), mais il avait fallu aller jouer les putains devant un banquier suisse pour cacher un carnet derrière la chasse d’eau des toilettes, merci pour la mission, très ragoûtant ! Et maintenant, Madeleine lui laissait un mot à l’hôtel : « Retrouvez-moi cet après-midi chez Ladurée. 16 heures. Impérativement. »
Non, se dit Léonce en se préparant, cette fois, terminé, elle allait l’envoyer aux pelotes. Tout ce qu’elle avait perdu par sa faute, elle allait lui mettre dans les dents. Elle se sentait d’humeur à la gifler.
— Tu vas où, bichon ?
Robert commençait, lui aussi, à l’énerver passablement. Ici, pas question de faire du bruit parce qu’on devait se faire discret, du coup on restait sage comme des images et côté conversation, Robert n’était pas le meilleur interlocuteur.
Vraiment, tout allait mal. Elle était exaspérée, agressive même, quand elle s’assit en face de Madeleine. Elle ne lui laissa pas le temps de respirer :
— Ça suffit comme ça, Madeleine !
— Je suis d’accord avec vous, Léonce. Vous êtes libre.
— Pardon ?
— Vous pouvez partir, quitter Paris, la France, aller où vous voulez, je n’ai plus besoin de vous.
Le ton de Madeleine ne prêtait pas à confusion, elle la congédiait comme une domestique. Léonce en rougit.
Et elle eut envie de pleurer en réalisant qu’elle était libre… et totalement démunie. Sans argent, sans papiers, avec Robert à traîner derrière elle, elle avait à peine de quoi payer le garni qu’elle occupait, duquel il faudrait peut-être même partir à la cloche de bois…
La liberté, soudain, lui sembla pire que tout.
Madeleine la considérait tranquillement, comme si elle la regardait faire ses valises, qu’elle patientait avant de fermer la porte derrière elle.
Léonce ne bougeait pas. Ainsi, rien, pas un mot, pas une phrase sur tout ce qu’elles avaient vécu.
— Bien, balbutia Léonce.
Elle se leva. Il y avait un vide terrible entre elles à l’instant de s’éloigner, de se quitter pour toujours.
Mais Madeleine n’était qu’une boule de rancune, animée par une vengeance froide. Inhumaine.
Alors Léonce restait sur place, regardant tour à tour la table, le visage de Madeleine, elle se tournait vers la porte. Rien ne venait. Elle ne savait quoi dire. Elle lui en voulait de cette punition qui devenait une humiliation.
— Je ne vous en veux plus, Léonce, dit enfin Madeleine. Pour une femme, j’en ai fait l’expérience, parfois, il n’y a pas beaucoup de choix.
Allait-elle lui tendre la main ?
Elle lui tendit la main, en effet. Avec une enveloppe.
— Il y a là cinquante mille francs suisses. Soyez prudente.
Madeleine s’était levée, avait fait le tour de la table, Léonce ouvrit la bouche. Se retourna.
Madeleine venait de sortir.
À un mois près, c’était rageant !
Un mois plus tard et Le Licteur publiait dans ses premiers numéros une information sensationnelle, parfaite illustration de la décadence sociale qu’André se proposait de stigmatiser !
Il s’était résolu à donner le scoop à L’Événement, grand quotidien conservateur réputé pour le sérieux et la qualité de ses analyses, notamment politiques, et qui ne reculait pas devant certaines affaires spectaculaires.
Une banque suisse tenait à Paris une officine clandestine qui payait les bénéfices sans retenir les impôts. La fraude porterait sur plusieurs dizaines de millions…
La veille, André était dans le bureau de son patron du Soir de Paris pour lui présenter sa démission.