— Mais bien sûr, dit André, qui aurait préféré tourner le dos à la salle, raison pour laquelle, justement, Madeleine le contraignait à s’y installer.
— Me permettrez-vous un court instant, chère Madeleine…?
Elle esquissa un petit geste, mais faites donc.
André entreprit alors un tour entre les tables afin de saluer les connaissances, ici un député d’opposition, là, le directeur de L’Événement, et Armand Chateauvieux, un industriel sympathisant des thèses fascistes qui hésitait à participer au lancement du quotidien d’André.
Au passage, il commanda une carafe de vin blanc frais.
— Vous êtes très mondain, mon cher, dit Madeleine, admirative, lorsque André revint vers elle.
Il se montra modeste. Mondain, mondain…
— Dites-moi, ce nouveau grand quotidien, est-ce pour bientôt ?
Elle le savait terriblement superstitieux.
— Les rumeurs…
Madeleine reposa la carte. Ayant fait son choix, elle croisa les mains devant elle.
L’attention d’André était captée par la présence de Chateauvieux. Ne venait-il pas de lever discrètement son verre dans sa direction ? André se contenta d’un clignement de cils de remerciement. Mon Dieu ! Si Chateauvieux se décidait enfin à participer, l’affaire était dans le sac !
— Pardon ?
— Vous êtes distrait, André… Le jour où vous dînez avec votre vieille amie, ce n’est pas chic.
— Pardon, Madeleine, je…
Elle éclata de rire.
— Je vous taquine, André !
Elle jeta un regard par-dessus son épaule, vit Chateauvieux dont elle connaissait le visage par les journaux.
— J’ai l’impression que ce soir se joue quelque chose d’important pour vous, je me trompe ?
Le serveur venait d’apporter la carafe de vin blanc frais. Il les servit. Madeleine, la première, leva son verre.
— À la réussite de notre soirée à tous deux…
— Merci, Madeleine, bien volontiers.
L’immeuble qu’habitait André comprenait un grand nombre d’appartements. Dupré monta les quatre étages à pas feutrés. Crocheter la serrure était très facile, combien de fois était-il venu, sept ou huit sans doute. C’était sa dernière visite.
— Cette cure ?
Madeleine posa sa fourchette.
— Merveilleuse. Vous devriez essayer, André, vous qui êtes un homme en tension permanente, je vous assure, ces gens-là font des miracles.
— Comment cela, « en tension » ? sourit André.
— Oui, je trouve. Je vous ai toujours connu nerveux, ombrageux même. Mais quand je vous vois maintenant, de moins en moins souvent, reconnaissez-le, je vous sens extrêmement fébrile.
— Oui, peut-être, le travail…
Elle se concentra sur ses fruits de mer avec lesquels elle entama une lutte pied à pied.
— Un soignant, pendant la cure, m’a raconté que dans certaines peuplades reculées, on soigne le nervosisme… par le fouet, imaginez-vous.
Elle releva la tête.
— Parfaitement. Il paraît que ces gens-là se fouettent le dos jusqu’au sang. Ce sont vraiment des barbares, vous ne trouvez pas ?
André n’était pas un imbécile. Il reçut cette anecdote avec une froideur inquiétante, comme s’il décryptait chaque mot et le plaçait dans la colonne des choses à se faire rembourser.
— Où était-ce, cette cure ? demanda-t-il sèchement.
— Bagnoles-de-l’Orne. Je vous donnerai l’adresse si vous voulez.
Le flottement dura. Cette remarque sur les fouets pouvait-elle n’être qu’un hasard ? André ne voyait pas d’autre solution, mais sa vigilance s’était mise en éveil.
— J’ai lu votre article sur mon oncle Charles…
André ne perçut aucune nuance de reproche, c’était tant mieux, il aurait été désagréable d’avoir à se défendre.
— Oui… Je suis navré.
— Moi aussi, je suis désolée pour ce pauvre Charles. Il était à la tête d’une mission bien vertueuse, et voilà qu’il tombe pour une histoire tout ce qu’il y a de plus vicieux, vous avouerez…
André discernait dans sa voix un accent coupant qu’il n’avait pas connu, dans son regard une étincelle mauvaise. Pour quelle raison était-elle venue le trouver ? Un doute s’était insinué en lui sur lequel il ne parvenait pas à mettre de mots.
— Vous avez été bien sévère, André, pour mon malheureux oncle, mais je comprends. Vous faites votre métier. Et puis, comme dirait l’autre, il n’avait qu’à pas tricher !
André choisit de revenir au cœur de la soirée pour voir s’il s’agissait ou non d’un prétexte :
— Je vous ai remerciée pour l’information dont vous m’avez fait profiter concernant Léonce Joubert…
Madeleine posa ses couverts.
— Et de la part de Gustave, qui l’eût cru ! Vous-même, dans vos chroniques, combien de fois lui avez-vous souhaité tout le succès possible ! Quel projet enthousiasmant… Et voilà qu’il ne lui suffit pas de provoquer une faillite, il faut qu’il aille revendre ses idées à nos ennemis jurés. Vraiment, je vous le demande, André, à qui se fier ?
— Mais, vous, Madeleine…
— Oui ?
— D’où teniez-vous cette information… très confidentielle ?
— Mon pauvre André, je n’ai hélas pas le droit de vous le dire. Comment appelez-vous cela, dans votre jargon…? Le secret des sources ! Je l’ai su par quelqu’un qui serait en grande difficulté si je vous livrais son nom… Cette personne a rendu un service inestimable à la France et ne mérite pas qu’on lui jette la pierre, vous ne trouvez pas ?
Pervers. Voilà le mot, il y avait chez Madeleine une manière perverse de conduire la conversation, de sous-entendre. Et maintenant de refuser de répondre en utilisant un argument que lui-même aurait pu employer. Il recula insensiblement sur sa chaise. Il n’avait plus d’appétit. Il sentait que la situation lui échappait.
Dupré se dirigea vers la cuisine, un minuscule espace où Delcourt ne préparait jamais rien lui-même. Son repas principal était le dîner parce qu’il était très souvent invité. Le reste du temps, il grignotait ce qu’il conservait dans le petit garde-manger, un caisson sous la fenêtre qui donnait sur l’extérieur. Dupré chercha les ustensiles et ne trouva que des tasses, des cuillères, deux assiettes, le tout était parfaitement propre.
— Quel chemin parcouru, dites-moi…
Madeleine, à son tour, prenait du recul et considérait André comme un tableau dont elle aurait été spécialement fière.
— Je me souviens encore du débutant que j’ai présenté à Jules Guilloteaux.
De tous les sujets, leur passé commun était ce qu’il était le moins prêt à supporter, mais le nom qui surgissait dans la conversation était une alerte. Après Charles Péricourt et Gustave Joubert, Jules Guilloteaux…
André fit un rapide calcul. Son article paraîtrait le lendemain, le secret ne jouait plus. Dans cette situation, il était logique qu’il lui dise ce qu’il savait. Sinon, elle pourrait le lui reprocher, comment cela, vous saviez et vous ne m’en avez rien dit…?
— M. Guilloteaux va au-devant de gros ennuis…
Madeleine écarquillait les yeux, prodigieusement intéressée.
— Son nom figure sur la même liste que votre oncle. Lui aussi va se retrouver dans le collimateur de la justice.
— Jules Guilloteaux ? Nous parlons bien du même ?