Dans sa voix, de nouveau, cet accent qui contredisait ses paroles. Comme si elle mimait la surprise devant une information qu’elle possédait déjà.
— Et comment le savez-vous, André ? Oh, excusez-moi, le secret des sources, encore…
Pouvait-il raisonnablement dire qu’il tenait cela d’une lettre anonyme ?
Il fut certain qu’à travers son oncle ou Jules Guilloteaux, Madeleine était en train de lui parler d’autre chose. Derrière la fausse naïveté de ses réactions, que voulait-elle lui dire réellement ?
— Je prendrai directement un dessert, André, et vous ?
Sur la table de travail, Dupré ramassa dans son mouchoir un verre qu’il observa par transparence avant de l’enfourner dans son sac marin. Il ouvrit ensuite le second tiroir de la commode et plaça le fouet à buffles dans le pochon qu’il avait apporté.
Puis il sortit comme il était venu. En refermant précautionneusement la porte derrière lui.
Madeleine acheva son sorbet, s’essuya délicatement la commissure des lèvres.
— Puisque je vous tiens, je peux en profiter pour solliciter un conseil, André ?
— Je ne suis pas très enclin à donner des conseils…
— Si on ne peut pas demander un avis à un futur directeur de journal, à qui peut-on s’adresser !
N’avait-elle pas légèrement élevé la voix en prononçant ces mots ?
— C’est au sujet de Paul.
Ce nom glaça André. Il était certain, totalement certain, que tous les noms égrenés au cours de la soirée n’avaient qu’un but : conduire à celui-ci. Il blêmit.
— Imaginez-vous que depuis cette malheureuse circonstance où vous êtes venu nous voir… Paul s’était réveillé en sursaut d’un épouvantable cauchemar, vous vous en souvenez ? Eh bien, non seulement ces cauchemars continuent de le visiter régulièrement (aujourd’hui encore !), mais il m’est revenu à l’esprit que cela avait commencé bien avant, je ne saurais dire quand. L’aviez-vous remarqué du temps où vous étiez à la m…, enfin, du temps que vous étiez là ?
André avait la gorge nouée. Qu’allait-il se passer ? Les cauchemars de Paul… Comme c’était loin tout cela, les années avec Paul, avait-il encore quelque chose à se reprocher ? Quel âge avait-il aujourd’hui, ce garçon ? Pouvait-on évoquer un temps à ce point révolu ?
— Je suis mal placé pour… Je veux dire, je…
— Je vous demande cela à vous, André, parce que vous connaissiez bien Paul.
Elle souriait largement, le regardait bien en face.
— Vous avez été son précepteur. Personne n’a connu Paul plus intimement que vous, André.
Elle laissait un imperceptible silence entre ses phrases.
— Vous l’avez beaucoup chéri, vous vous êtes occupé de lui avec un soin admirable, désintéressé, c’est pourquoi je vous demande votre avis, mais si vous n’en avez pas, tant pis. Cela ne m’empêchera pas, puisque maintenant il va falloir nous séparer (merci pour cette charmante soirée), de vous dire que je sais tout ce que vous avez été pour mon fils. Tout ce que vous avez fait pour lui. Et je voulais vous assurer (elle lui prit délicatement le poignet, comme s’ils étaient encore amants) que de tels bienfaits ne se perdent jamais.
Dupré se fit conduire à l’hôtel de ville du Raincy et termina à pied, mais le brouillard ne rendait pas l’orientation facile. On voyait convenablement à une quarantaine de mètres, après, les formes devenaient floues. Selon l’article, les policiers de la Scientifique seraient sur place le lendemain matin à la première heure et il était peu probable que la police du Raincy ait eu les moyens de placer un planton toute la nuit devant et derrière la maison, ce qui se confirma.
Le pavillon, une bâtisse en meulière avec une marquise au-dessus d’un perron de quatre marches, avait été abondamment scellé, un panneau municipal interdisait l’entrée sous peine de prison. Dupré escalada prestement la grille et contourna le pavillon jusqu’au jardin de derrière. Des scellés avaient été apposés de ce côté-ci également. Il observa minutieusement l’étage et porta son choix sur un œil-de-bœuf. Il ouvrit l’appentis et en sortit une échelle, grimpa, et à l’aide d’une tringle souple, il entama, à bout de bras, le crochetage de la fenêtre ronde. Par deux fois il manqua de tomber de son échelle. La fermeture céda enfin avec un claquement sec. Dupré remit ses outils dans son sac, l’affermit contre son dos, avant de se hisser jusqu’à la margelle à la force des bras.
Il retomba sur ses pieds, sur le carrelage des toilettes. Par précaution, il resta quelques minutes à écouter, puis il retira ses chaussures, enfila ses gants et entama la visite du pavillon.
Deux chambres sentaient le renfermé, le moisi, personne n’y vivait, mais tous les tiroirs avaient été ouverts et visités. Il y avait des traînées de sang séché par terre dans le couloir, qu’il contourna soigneusement.
Dans la chambre de la fille, il y avait eu lutte, la table de nuit était renversée, la lampe de chevet s’était brisée au sol. L’assassin avait-il couru après la jeune femme avec le couteau de cuisine ? Avait-elle tenté de lui échapper en lui jetant à la figure tout ce qui lui passait sous la main ? Était-elle déjà blessée ?
Les tiroirs avaient été vidés ; dans les placards, vêtements et sous-vêtements avaient été fouillés. Dans le petit cabinet de toilette, pas de savon à barbe, pas de pierre d’alun ni de rasoir. Dans le fatras d’un tiroir retourné, Dupré déposa un stylo usagé et une vieille bouteille d’encre tirés de son sac marin. Et il pendit, dans le placard, une robe de chambre dans la poche de laquelle il fourra une feuille de papier roulée en boule.
Il alluma sa lampe, s’approcha de la commode, l’éclaira de biais et scruta la surface. On y voyait les traces d’un chiffon. C’était bon signe, le type avait tout essuyé derrière lui, Dupré n’aurait pas à le faire. Il vérifia le bouton de porte : essuyé. Le chambranle : essuyé. La rampe de l’escalier : essuyée. Il revint à la chambre de Mathilde, sortit de son sac un verre qu’il fit rouler délicatement sous le lit, puis il rejoignit le rez-de-chaussée en évitant de marcher dans les traînées de sang, plus épaisses de marche en marche.
Dans le salon, on distinguait nettement l’endroit où la police avait retrouvé le corps. Il s’agenouilla, observa le parquet. Des marques de pas, mais pas celles de l’assassin. Un type qui prend le temps de nettoyer ses empreintes ne piétine pas comme ça grossièrement dans le sang de sa victime, non, ça, c’étaient les policiers. Les journaux n’arrêtaient pas de clamer qu’il ne fallait surtout rien toucher sur la scène d’un crime, peine perdue. C’était comme partout ailleurs, les scientifiques se débrouilleraient. Ils n’étaient pas très aimés dans les commissariats, ces rats de laboratoire qui donnaient des leçons aux flics qui, eux, arpentaient le terrain toute l’année. On voyait bien qu’ils n’avaient pas à conduire les interrogatoires avec les voyous. Pour ça, il fallait des policiers autrement musclés, qui ne faisaient pas leur boulot avec des pinces à épiler, des pinceaux de poils de chameau et des microscopes…
Une porte conduisait au sous-sol. Le long du mur, des cagettes en bois avec des outils, de la quincaillerie. L’une d’entre elles était vide, Dupré ouvrit son sac, sortit le pochon avec le fouet à buffles, vida le contenu. Puis il vérifia le nettoyage. La table : nettoyée. Le dossier des chaises : nettoyé. Le dessus du buffet : nettoyé. Les portes de placard : nettoyées.
Il remonta à l’étage, toujours sur la pointe des pieds. Le lit était en fer, avec des petites boules aux quatre coins, un modèle très courant. Il dévissa l’une d’elles, roula la lettre que Delgas lui avait remise, la glissa dans le montant du lit et revissa. Il hésita. Revisser jusqu’au bout ou pas ? Oui, jusqu’au bout, comme Mathilde l’aurait fait elle-même. Mais pas tout à fait.