— Salut, déclara la poupée. Je suis Gai Gaétan et je suis exactement branché.
— Je ne connais aucun Gai Gaétan qui soit branché sur ma longueur d’onde. (Il fit mine de couper la mécanique mais la poupée protesta.) Je suis désolé, lui répondit Taverner, mais je te déconnecte, espèce d’affreux petit bonhomme.
— Mais je t’aime ! gémit Gai Gaétan d’une voix métallique.
Jason s’immobilisa, le doigt sur le bouton de contact.
— Eh bien, prouve-le. (À l’occasion de son show, il lui était arrivé de faire de la publicité pour ce genre de camelote. Qu’il détestait.) Donne-moi de l’argent.
— Je sais comment te faire retrouver identité, célébrité et dextérité, annonça Gai Gaétan. Ça te va comme ouverture ?
— Bien sûr.
— Va voir ta petite amie, grésilla Gai Gaétan.
— De qui parles-tu ? demanda Jason sur la défensive.
— D’Heather Hart.
— J’ai hâte, émit Jason, pressant sa langue contre ses incisives. (Puis il pencha la tête.) Tu as d’autres conseils à me donner ?
— J’ai entendu parler d’Heather Hart, dit Kathy en sortant une bouteille de jus d’orange du compartiment frigidaire encastré dans la cloison.
Elle était aux trois quarts vide. La jeune fille la secoua et versa l’ersatz soluble qui moussait dans des gobelets en gélatine.
— Elle est belle avec ses longs cheveux roux. C’est vraiment votre amie ? Gaétan dit vrai ?
— Tout le monde sait que Gai Gaétan dit toujours la vérité.
— Oui, je crois que c’est vrai. (Kathy rajouta du mauvais gin – du Mountbatten’s Privy Seal Finest dans son jus d’orange.) Gin-orange, lança-t-elle avec fierté.
— Non, merci, pas pour moi. Il est trop tôt.
Même si c’avait été du scotch B L. mis en bouteille en Écosse, songea-t-il. Quelle horrible petite chambre… Ça ne rapporte donc rien d’être une balance ou de fabriquer des faux papiers ? Est-elle vraiment une indicatrice, comme elle le prétend ? se demanda-t-il. Bizarre. Peut-être qu’elle fait les deux. Ou ni l’un ni l’autre.
— Interroge-moi ! gazouilla Gai Gaétan. Je devine que tu as quelque chose en tête, beau masque.
Jason ne releva pas l’apostrophe.
— Cette fille… commença-t-il.
Mais Kathy lui arracha brusquement la poupée des mains, les narines palpitantes et les yeux flamboyant d’indignation.
— Si vous vous figurez que vous allez questionner Gaétan sur moi ! s’exclama-t-elle, le sourcil circonflexe.
Tout à fait un oiseau sauvage qui se livre à une danse élaborée pour protéger son nid. Jason s’esclaffa.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? s’enquit Kathy.
— Ces mannequins parlants sont plus nuisibles qu’utiles. On devrait les interdire.
Il s’approcha de la tablette de télévision sur laquelle s’empilait le courrier, qu’il feuilleta distraitement. Il remarqua vaguement qu’aucune des factures n’avait été ouverte.
— C’est à moi, s’insurgea Kathy qui l’observait.
— Que de factures pour une jeune femme qui vit dans une simple garçonnière ! C’est chez Metter que vous achetez vos vêtements – ou Dieu sait quoi ? Intéressant !
— Je… je n’ai pas une taille courante.
— Et vous vous chaussez chez Sax Crombie ?
— Pour mon travail…
Mais Jason la coupa d’un geste sec.
— Cessez de vous payer ma tête, grinça-t-il.
— Regardez dans la penderie. Vous n’y verrez pas grand-chose. Rien qui sorte de l’ordinaire. Seulement, ce que j’ai est de bonne qualité. Je préfère avoir peu d’affaires… (Sa phrase resta en suspens.) Vous savez, reprit-elle timidement, plutôt que d’entasser de la camelote.
— Vous avez un autre appartement.
Elle encaissa le coup, clignant des yeux le temps de chercher la parade. Pour Jason, c’était suffisant.
— Allons-y, dit-il.
Il avait assez vu cette mesquine petite chambre.
— Ce n’est pas possible. Je le partage avec deux autres filles et on l’occupe chacune son tour. Aujourd’hui…
— Il est évident que vous n’avez pas cherché à m’impressionner.
Cela l’amusait mais, en même temps, l’irritait. Obscurément, il se sentait humilié.
— Je vous y amènerais avec plaisir si c’était mon jour. C’est justement pour ça que je garde ma chambre. Il faut que j’aie un endroit où aller quand ce n’est pas mon jour. Mon jour, c’est demain. Vendredi. À partir de midi.
Elle parlait avec une certaine exubérance comme si elle cherchait à le convaincre. Ce qui était probablement le cas, mais tout cela exaspérait Jason. Cette fille, l’existence qu’elle menait. Il avait à présent le sentiment d’être tombé dans un piège, entraîné contre son gré dans des abîmes qu’il n’avait jamais connus, même au début. Lors des mauvais jours. Et il détestait cela. Il mourait d’envie de s’en aller – tout de suite. Telle une bête aux abois.
— Ne me regardez pas comme ça, murmura Kathy en buvant une gorgée de sa mixture.
— Tu as ouvert la porte de la vie d’un coup de tête, ta grosse tête bien pleine, rêva-t-il tout haut. Et maintenant, on ne peut pas la refermer.
— D’où tirez-vous cela ? lui demanda Kathy.
— De mon expérience de la vie.
— Mais on dirait de la poésie.
— Si vous suiviez mon émission, vous sauriez qu’il m’arrive d’avoir des étincelles de ce style.
Kathy l’apprécia posément du regard.
— Je vais voir si vous êtes marqué dans le programme de télé.
Elle posa son verre et plongea dans les vieux journaux entassés sur la table de rotin.
— Je ne suis même pas né. J’ai vérifié.
— Et votre émission n’est pas annoncée, dit Kathy en pliant le journal à la page des spectacles.
— Exact. Ainsi vous savez désormais tout ce qui me concerne. (Il tapota sa poche dans laquelle il avait rangé ses faux papiers.) Y compris ceci, sans oublier les micro-émetteurs, si c’est vrai.
— Rendez-les-moi. Je les enlèverai. Ça ne prendra qu’une seconde.
Elle tendit la main et il s’exécuta.
— Et si je ne vous les restituais pas ? Vous n’êtes pas inquiet ?
Jason répondit franchement :
— Non. Pas vraiment. Je ne suis plus capable de distinguer le bien du mal, le vrai du faux. Si vous voulez effacer ces petits points, allez-y. Si ça vous amuse…
Quelques instants plus tard, elle lui rendit les cartes avec son vaporeux sourire d’adolescente. Et devant sa jeunesse, devant l’éclat qu’elle irradiait, il s’exclama :
— Je me sens aussi vieux que ces ormes là-bas !
— Ça, c’est dans Finnegans Wake, lança-t-elle avec satisfaction. Au moment où les vieilles lavandières se confondent avec les arbres et les rochers dans le crépuscule.
— Vous avez lu Finnegans Wake ? s’étonna-t-il.
— J’ai vu le film. Quatre fois. J’aime Hazeltine. À mon avis, c’est le plus grand metteur en scène vivant.
— Je l’ai eu comme invité à mon show. Voulez-vous savoir ce qu’il est dans la vie réelle ?
— Non.
— Il vaudrait peut-être mieux que vous le sachiez.
— Non, répéta-t-elle en secouant la tête, un ton plus haut. Et je ne veux pas que vous me le disiez. D’accord ? Je crois ce que je veux croire. Vous, croyez ce que vous voulez. D’accord ?
— D’accord.