— Si votre mari est vivant, croyez-vous que ce soit bien de coucher avec d’autres hommes… comme moi ?
— Parfaitement ! Jack n’a jamais soulevé d’objections, même avant son arrestation. Et je suis sûre que, même maintenant, il n’y verrait pas davantage d’inconvénient. D’ailleurs, il m’a écrit à ce sujet. Il doit y avoir… voyons… six mois, peut-être. Je pourrais retrouver la lettre. Je les ai toutes microfilmées à l’atelier.
— Pourquoi ?
— Quelquefois, je les projette à mes clients. Afin qu’ils comprennent plus tard pour quelle raison je fais ce que je fais.
Cette fois, Jason ne savait plus ni ce qu’il éprouvait envers elle, ni ce qu’il aurait dû éprouver. Progressivement, au fil des années, elle s’était laissé embringuer dans un engrenage et la situation était devenue, maintenant, inextricable. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir. Cela durait depuis trop longtemps. La règle était devenue immuable, et les graines du mal avaient germé.
— Vous ne pouvez plus faire marche arrière, dit-il. (C’était l’évidence et il savait qu’elle en était consciente.) Écoutez, continua-t-il d’une voix douce en la prenant par l’épaule (mais, comme tout à l’heure, elle se rétracta). Dites-leur que vous voulez qu’il soit immédiatement libéré et que vous ne vendrez plus personne.
— Si je leur disais, est-ce qu’ils le relâcheraient ?
— Essayez toujours.
Cela ne pourrait certainement faire aucun mal. Mais… il pouvait imaginer M. McNulty, l’air avec lequel il la regarderait. Elle était incapable de lui faire face. Personne n’est capable de faire face aux McNulty de ce monde. Sauf si quelque chose tourne étrangement de travers.
— Savez-vous ce que vous êtes ? fit Kathy. Quelqu’un de très bon. Vous comprenez ?
Jason haussa les épaules. Comme la plupart des vérités, c’était une question de point de vue. Peut-être était-il bon. Dans les circonstances présentes, tout au moins. Dans d’autres, il en allait différemment. Mais cela, Kathy l’ignorait.
— Asseyez-vous, caressez votre chat, buvez votre verre et ne pensez à rien. Contentez-vous d’être. Est-ce que vous pouvez ? Videz votre esprit un moment. Essayez.
Il alla lui chercher une chaise et elle s’assit docilement.
— Je fais cela tout le temps, dit-elle d’une voix creuse et terne.
— Mais négativement. Faites-le positivement.
— Que voulez-vous dire ?
— Dans un but réel, pas seulement pour éviter d’avoir à affronter des vérités désagréables. Faites-le parce que vous aimez votre mari et que vous voulez qu’il revienne. Vous voulez que tout soit comme avant.
— Oui. Mais maintenant, je vous ai rencontré.
— Ce qui signifie ?
Jason y allait prudemment. La réaction de Kathy l’intriguait.
— Vous avez plus de magnétisme que Jack. Il est magnétique mais vous l’êtes beaucoup, beaucoup plus. Maintenant que je vous connais, peut-être que je ne pourrai plus aimer vraiment Jack. Mais vous ne pensez pas qu’on puisse aimer deux personnes également mais de façon différente ? Mon groupe thérapeutique dit que non, que je dois choisir, que c’est là un des aspects fondamentaux de la vie. Ce n’est pas la première fois, vous savez. J’ai rencontré plusieurs hommes plus magnétiques que Jack, mais aucun ne l’était autant que vous. À présent, je ne sais vraiment que faire. C’est très difficile de prendre une décision dans ce domaine, parce qu’on ne peut en parler à personne, personne ne comprend. On est livré à soi-même et il arrive parfois qu’on se trompe. Tenez… supposez que je vous préfère à Jack, qu’il revienne et que ça me laisse parfaitement froide. Que se passerait-il ? Quels seraient ses sentiments ? C’est important, mais les miens aussi sont importants. Si je vous préfère à lui, vous ou quelqu’un comme vous, il faudra que j’aille jusqu’au bout, comme notre groupe thérapeutique le dit. Vous savez que j’ai passé huit semaines dans une clinique psychiatrique ? L’Institut de Relations et d’Hygiène Mentale de Morningside, à Atherton. Ce sont mes parents qui ont payé. Ça leur a coûté une fortune parce que, je ne sais trop pourquoi, nous n’avions droit ni à l’assistance municipale, ni à l’aide fédérale. En tout cas j’ai appris des tas de choses sur mon propre compte et je me suis fait plein d’amis, là-bas. C’est à Morningside que j’ai rencontré la plupart des gens que je connais vraiment. Évidemment, au début, j’avais l’impression que c’étaient des personnes illustres comme Mickey Quinn ou Arlene Howe. Vous savez – des vedettes comme vous.
— Je connais Quinn et Howe. Vous n’avez pas perdu grand-chose.
Elle le dévisagea.
— Peut-être que vous n’êtes pas une célébrité. Peut-être que je suis retombée dans ma période hallucinatoire. On m’a prévenue que ça se produirait probablement. Tôt ou tard.
— Dans ce cas, je serais une de vos hallucinations. Essayez avec plus de force. Je ne me sens pas entièrement réel.
Elle éclata de rire, mais son humeur demeurait sombre.
— Ce serait drôle si je vous avais fabriqué, comme vous le dites. Alors, si je guérissais totalement, vous disparaîtriez.
— Non, je ne disparaîtrais pas, mais je cesserais d’être une célébrité.
— Vous avez déjà cessé. (Elle leva la tête et le considéra placidement.) C’est peut-être ça. Une célébrité dont personne n’a jamais entendu parler. Je vous ai fabriqué, vous êtes un produit de mon imagination hallucinée et je suis en train de recouvrer mon équilibre mental.
— C’est une conception solipsiste de l’univers…
— Ne commencez pas. Vous savez que je n’ai pas la moindre idée de ce que veulent dire ces grands mots. Qui croyez-vous que je sois ? Je ne suis pas une personne illustre et puissante comme vous. Je suis seulement quelqu’un qui fait un travail terrible, odieux, qui envoie les gens en prison parce que j’aime plus Jack que tout le reste de l’humanité. Écoutez-moi… (Son ton s’était fait énergique et tranchant.) La seule chose qui m’a permis de guérir, c’était que j’aimais plus Jack que Mickey Quinn. Vous comprenez, je pensais que ce garçon qu’on appelait David était en réalité Mickey Quinn, que c’était un grand secret… Mickey Quinn avait perdu la raison, il était venu à la clinique pour être remis en état et personne ne devait le savoir parce que cela aurait détruit son image. Aussi prétendait-il s’appeler David. Mais moi, je savais. Ou, plus exactement, je croyais savoir. Et le Dr Scott disait qu’il fallait que je choisisse entre Jack et David ou entre Jack et Mickey Quinn puisque je croyais que c’était Mickey Quinn. J’ai choisi Jack. Et j’en suis sortie. Peut-être… (Elle agita la main. Son menton tremblait.) Peut-être comprenez-vous maintenant pourquoi il faut absolument que je croie que Jack compte plus que n’importe quoi, que n’importe qui… que des foules de n’importe qui. Vous comprenez ?
Il comprenait. Il acquiesça.
— Même des hommes comme vous, plus magnétiques que lui, ne peuvent m’arracher à Jack.
— Ce n’est nullement dans mes intentions.
Jason estimait politique de donner cette précision.
— Mais si ! À un certain niveau, c’est ce que vous voulez. C’est une compétition.
— Pour moi, vous n’êtes qu’une petite fille habitant une petite pièce dans une petite maison. Le monde entier m’appartient. Le monde et tous ses habitants.
— Sauf si vous êtes dans un camp de travail.
Jason fut bien obligé d’en convenir. Kathy avait la manie exaspérante d’enclouer les canons de la rhétorique.
— Vous commencez à comprendre un peu, n’est-ce pas ? À propos de Jack et de moi… pourquoi je peux coucher avec vous sans lui faire du tort pour autant. N’est-ce pas ? À Morningside, je voulais coucher avec David, mais Jack a compris. Il savait que j’étais obligée de le faire. Auriez-vous compris, vous ?