— Pour ma part, je trouve qu’il y a suffisamment de Noirs vivants.
— Et quand les derniers seront morts ?
— Puisque vous lisez dans mes pensées, je n’ai pas besoin de vous répondre.
— Bon Dieu ! s’exclama l’employé qui se concentra à nouveau sur sa conduite.
Il prit un tournant à angle droit et s’engagea dans une ruelle étroite bordée de portes de bois fermées et verrouillées. Ici, plus de panneaux. Rien qu’un silence de plomb et des monceaux d’anciens détritus.
— Qu’y a-t-il derrière ces portes ? s’enquit Jason.
— Des gens comme vous. Qui ne se montrent pas à découvert. Pourtant, il y a une différence : ils ne possèdent pas cinq cents dollars… et même beaucoup plus si je vous lis correctement.
— Ces fausses pièces d’identité me coûteront cher, répliqua aigrement Jason. Tout ce que j’ai, probablement.
— Elle ne vous écorchera pas, dit l’employé en garant son véhicule à cheval sur le trottoir du passage.
Jason regarda autour de lui. Un restaurant abandonné, condamné par des planches, les vitres brisées. À l’intérieur, il faisait noir. Le spectacle n’était pas encourageant mais, apparemment, c’était l’endroit. Il fallait se faire une raison compte tenu des circonstances. Il ne pouvait pas se permettre de jouer les délicats.
En outre, ils avaient évité tous les points de contrôle, tous les barrages. Son guide avait su choisir l’itinéraire. Alors, somme toute, il n’avait vraiment pas à se plaindre.
Ils s’approchèrent de la porte démantibulée et béante de l’ancien restaurant sans échanger un mot, attentifs à ne pas s’accrocher aux clous rouillés pointant des planches de contre-plaqué apparemment installées pour boucher les fenêtres.
— Prenez ma main, dit l’employé, en tâtonnant dans la pénombre ambiante. Je connais le chemin et il fait noir. L’électricité est coupée depuis trois ans. On voulait faire évacuer les gens pour brûler l’îlot. Mais la plupart sont restés, ajouta-t-il.
Sa main était froide et moite. Il guida Jason à travers un labyrinthe de chaises et de tables entassées au petit bonheur, pleines de toiles d’araignées et de traînées de poussière grumeleuse.
Ils finirent par se retrouver face à un mur noir, massif. L’employé s’arrêta, lâcha la main de Jason et tripota quelque chose dans l’obscurité.
— Ça ne s’ouvre pas de ce côté, dit-il. Je signale simplement que nous sommes là.
Un pan de mur coulissa en grinçant. Derrière, l’obscurité était encore plus épaisse. C’était le même abandon.
— Avancez.
L’employé poussa Taverner. Un instant plus tard, le panneau se referma derrière eux.
Une lumière vacillante jaillit. Ébloui, Jason mit sa main en visière au-dessus de ses yeux et examina les lieux.
C’était un atelier. Petit mais encombré de machines apparemment complexes et très sophistiquées. Au fond, un établi. Des outils par centaines, tous soigneusement alignés le long des murs. Sous l’établi, d’énormes cartons, probablement remplis de différentes gammes de papiers. Enfin, une petite presse d’imprimerie électrique.
Et une fille qui, juchée sur un grand tabouret, alignait des caractères dans une matrice. Ses cheveux très blonds, longs et soyeux, flottaient sur ses épaules. Elle portait une blouse de travail en coton, des jeans et ses pieds minuscules étaient nus. À première vue, Jason lui donna quinze ou seize ans. Pour ainsi dire pas de poitrine mais de longues jambes fuselées. Il apprécia. Elle n’était pas maquillée et cela lui faisait un teint blanc pastel.
— Salut.
— Je vous laisse, dit l’employé. Je vais tâcher de ne pas dépenser mes cinq cents dollars d’un coup.
Il enfonça un bouton, le mur s’ouvrit. En même temps, les lumières s’éteignirent, plongeant à nouveau l’atelier dans l’obscurité.
— Je m’appelle Kathy, annonça la fille du haut de son perchoir.
— Et moi, Jason.
Le mur se referma et les lumières se rallumèrent. Elle était vraiment mignonne sauf qu’elle avait quelque chose de passif, de presque nonchalant. Comme si elle se moquait de tout et du reste. Était-ce de l’apathie ? Non. De la timidité… C’était l’explication.
— Vous lui avez donné cinq cents dollars pour qu’il vous conduise ici ? demanda Kathy avec étonnement en étudiant Jason d’un œil critique comme si elle s’efforçait de se faire une opinion de lui en fonction de son apparence extérieure.
— En général, mon costume n’est pas aussi fripé.
— Il est beau. C’est de la soie ?
— Oui.
— Vous êtes étudiant ? s’enquit Kathy qui continuait de le scruter. Non, vous n’êtes pas étudiant. Vous n’avez pas le teint cireux qu’on acquiert en vivant sous terre. Il ne reste donc qu’une autre possibilité.
— Que je sois un criminel désireux de changer d’identité avant de se faire épingler par les pols et les nats ?
— Êtes-vous un criminel ?
Elle avait demandé cela en toute candeur. C’était une simple question toute bête.
— Non.
Jason n’insista pas pour le moment. Peut-être plus tard.
— Vous ne pensez pas que beaucoup de nats sont des robots et non des êtres de chair et de sang ? Avec leurs masques à gaz, on ne sait pas trop.
— Je les déteste et ça me suffit, répondit Jason. Pas besoin de les regarder de plus près.
— Que vous faut-il comme pièces ? Un permis de conduire ? Une carte de police ? Un certificat de travail légal ?
— Tout. Y compris une carte de membre du syndicat des musiciens, section 12.
— Ah ! Vous êtes musicien ?
Elle le regarda soudain avec un certain intérêt.
— Je suis chanteur. Je passe tous les mardis à neuf heures à la télé. Vous avez peut-être vu mon programme. Le show Jason Taverner.
— Je n’ai plus de téléviseur. Aussi, je suis bien incapable de vous reconnaître. C’est amusant, ce métier ?
— Quelquefois. On rencontre des tas de gens du showbiz et, si on aime ça, c’est très sympathique.
J’ai constaté que ce sont presque toujours des types comme tout le monde. Ils ont leurs complexes, ils ne sont pas parfaits. La plupart sont très marrants. Aussi bien en face des caméras que dans la vie.
— Mon mari me disait sans cesse que je n’ai pas le sens de l’humour. Il trouvait toujours tout marrant. Même quand il a été mobilisé chez les nats, il a trouvé ça marrant.
— Rigolait-il toujours quand il a eu fini son temps ?
— Il n’est pas revenu. Il a été tué lors d’une attaque-surprise lancée par les étudiants. Mais ça n’a pas été leur faute. Il s’est fait tirer dessus par un collègue.
— Combien me coûtera un jeu complet de pièces d’identité ? Je préférerais que vous me le disiez avant de commencer.
— Je demande aux gens ce qu’ils peuvent me donner, répondit Kathy en se penchant à nouveau sur la linotype. Pour vous, ce sera beaucoup parce que vous êtes riche. Vous avez donné cinq cents dollars à Eddy pour vous conduire ici et il y a votre costume. D’accord ? (Elle lui lança un bref coup d’œil.) À moins que je ne me trompe. Dites-le-moi.
— J’ai cinq mille dollars sur moi, dit Jason. Enfin, moins cinq cents. Je suis un artiste connu du monde entier. En dehors de mon show, je travaille un mois par an au Sands. En fait, je m’exhibe dans un grand nombre de clubs de première classe quand je peux les caser dans mon emploi du temps, déjà surchargé.
— Bigre ! Dommage que je n’aie jamais entendu parler de vous. J’aurais été impressionnée.
Jason se mit à rire.
— J’ai dit quelque chose d’idiot ? lui demanda timidement Kathy.