— Non. Quel âge avez-vous ?
— Dix-neuf ans. Presque vingt puisque mon anniversaire tombe en décembre. Quel âge me donniez-vous ?
— Environ seize ans.
Elle fit une moue enfantine et soupira :
— Tout le monde pense ça. C’est parce que je n’ai pas de seins. Si j’en avais, j’aurais l’air d’avoir vingt et un ans. Et vous, quel âge avez-vous ? (Elle cessa de tripoter ses caractères et le regarda d’un œil perçant.) Cinquante ans, je parie.
La fureur envahit Jason. Et une grande tristesse.
— J’ai l’impression de vous avoir vexé.
— J’ai quarante-deux ans, articula-t-il péniblement.
— Et alors, qu’est-ce que ça change ? Je veux dire, c’est pareil…
— Si nous passions aux affaires sérieuses ? la coupa Jason. Donnez-moi de quoi écrire. Je vais vous indiquer ce qu’il faut mettre sur chaque document. Je tiens à ce que ce soit d’une parfaite exactitude. Je vous conseille de faire du bon travail.
— Je vous ai mis en colère en vous disant que vous aviez l’air d’avoir cinquante ans. En vous regardant avec plus d’attention, je reconnais que vous ne les faites pas. On vous donne la trentaine. (Elle lui tendit un crayon et du papier avec un sourire timide pour se faire pardonner.)
— N’en parlons plus.
Il lui tapota l’épaule.
— Je n’aime pas qu’on me touche, fit-elle en s’écartant.
Comme une biche aux abois, songea Taverner. Bizarre… Elle a peur qu’on l’effleure et pourtant, elle n’a pas peur de fabriquer de fausses pièces d’identité, un crime qui pourrait lui valoir vingt ans de prison. Peut-être personne n’a eu l’idée de lui dire que c’est illégal. Peut-être qu’elle ne s’en rend pas compte.
Une tache lumineuse et polychrome sur le mur attira son attention ; il s’en approcha pour l’examiner de près. C’était un manuscrit enluminé de l’époque médiévale. Une page, plus exactement. Une chose dont il avait entendu parler mais qu’il n’avait jamais eue sous les yeux jusqu’à aujourd’hui.
— Ça a de la valeur ?
— Si c’était un original authentique, ça représenterait des centaines de dollars. C’est moi qui l’ai fait, du temps où j’étais au lycée de la North American Aviation Inc. J’ai recopié dix fois l’original avant que ce soit parfait. J’aime bien la calligraphie. Déjà, quand j’étais gosse, ça me plaisait. C’est peut-être parce que mon père dessinait des couvertures de livres. Vous savez… des liseuses.
— Est-ce que cela pourrait tromper un musée ?
Kathy le dévisagea avec intensité et hocha la tête.
— On ne pourrait pas deviner la supercherie en analysant le papier ?
— C’est du parchemin d’époque. On emploie la même technique pour truquer les vieux cachets. Vous prenez un tampon périmé, vous effacez les caractères et… (Elle ménagea une pause.) Mais vous avez hâte que je me mette au travail.
— Oui.
Jason lui tendit la feuille sur laquelle il avait noté les renseignements exigés par les laissez-passer standard pol-nats, avec empreintes de pouces, photos et signatures holographiques, le tout n’excédant pas certaines dates d’expiration. Dans trois mois, il faudrait tout recommencer.
— Deux mille dollars, dit Kathy après avoir examiné la liste.
Il faillit lui demander si, pour le même prix, il devait coucher avec elle mais il se contenta de dire :
— Combien de temps vous faudra-t-il ? Quelques heures ou quelques jours ? S’il s’agit de quelques jours, qu’est-ce que je…
— Quelques heures.
Jason éprouva un intense soulagement.
— Asseyez-vous et tenez-moi compagnie, reprit Kathy en désignant du doigt un tabouret poussé dans un coin. Racontez-moi votre carrière de vedette à la télé. Tous les cadavres que vous avez piétinés pour monter au sommet, ce doit être passionnant. Mais avez-vous atteint le sommet ?
— Oui. Seulement sans les cadavres. C’est un mythe. Il n’y a que le talent qui compte, et lui seul. Ce qu’on fait ou ce qu’on dit aux autres, qu’ils soient au-dessus ou au-dessous de vous, c’est sans importance. Et le travail. NBC ou CBS ne se bousculent pas au portillon pour vous apporter un contrat sur un plateau. Ce sont des hommes d’affaires expérimentés et coriaces. Surtout les directeurs artistiques. Ce sont eux qui décident avec qui ils vont signer. Je vous parle des disques. C’est par là qu’il faut commencer si l’on veut obtenir une audience nationale. Naturellement, on peut passer dans des clubs un peu partout jusqu’à ce que…
— Tenez, voici votre permis de conduire, l’interrompit Kathy en lui tendant avec précaution une petite carte noire. À présent je vais attaquer le livret militaire. C’est un peu plus compliqué à cause des photos de face et de profil, mais je peux faire ça ici.
Elle désigna un écran en face duquel était planté un trépied surmonté d’un appareil photo équipé d’un flash.
— Vous avez tout le matériel voulu, fit Jason en se postant immobile devant l’écran.
Il avait si souvent été photographié au cours de sa longue carrière qu’il savait toujours exactement où se mettre et quelle expression arborer. Mais il y avait apparemment quelque chose qui ne collait pas, cette fois. Kathy, la mine sévère, le toisait.
— Vous êtes trop éclairé, murmura-t-elle, à moitié pour elle-même. Vous rayonnez, en quelque sorte, et ça fait faux.
— Les épreuves pour la publicité… 18 x 24… papier glacé…
— Ce ne sont pas des photos de promotion. Celles-là doivent vous servir à éviter de passer le reste de votre vie dans un camp de travail. Ne souriez pas.
Jason obéit.
— Parfait.
Kathy sortit les photos de l’appareil et se dirigea vers l’établi en les agitant pour les faire sécher.
— Ces satanées photos animées et en relief qu’ils exigent pour les papiers militaires… cet appareil m’a coûté mille dollars et il ne me sert que pour ça. Mais c’est indispensable. (Elle le dévisagea.) Ça va vous coûter cher.
— Oui, acquiesça-t-il sans broncher.
Il le savait à l’avance.
Kathy s’affaira mais, au bout de quelques instants, elle se retourna brusquement :
— Qui êtes-vous en réalité ? Vous avez l’habitude de poser. Je l’ai remarqué. Vous vous êtes figé avec un sourire charmeur et l’œil vif de circonstance.
— Je vous l’ai dit. Je suis Jason Taverner, l’animateur de télé. Je passe tous les mardis.
— Non. (Kathy secoua la tête.) Mais ça ne me regarde pas. Pardon. Je n’aurais pas dû vous poser la question. (Néanmoins, elle continua à le fixer avec une sorte d’exaspération.) Ça ne tient pas debout. Vous êtes une célébrité, c’est vrai. Votre façon de prendre la pose était un réflexe. Pourtant, vous n’êtes pas connu. Il n’existe pas de Jason Taverner qui compte, qui soit quelqu’un. Alors, qui êtes-vous ? Un homme qu’on photographie tout le temps et que personne n’a jamais vu ni entendu !
— J’agis comme agit toute célébrité dont personne n’a jamais entendu parler.
Elle écarquilla les yeux et se mit à rire.
— Je vois ! Vous êtes cool, vraiment cool. Il faudra que je me souvienne de ça. (Son attention revint aux documents qu’elle maquillait.) Je ne désire pas connaître les gens pour qui je fabrique des papiers, fit-elle, absorbée dans son travail. Mais… (elle leva la tête) j’aimerais vous connaître, vous. Vous êtes étrange. J’ai vu des tas de gens – peut-être des centaines – mais pas un seul comme vous. Vous voulez savoir ce que je pense ?
— Que je suis fou.
— Oui. Cliniquement, légalement… comme vous voudrez. Vous êtes un psychotique, qui souffre d’un dédoublement de personnalité. Monsieur Personne et Monsieur Tout-le-Monde. Comment avez-vous réussi à survivre jusqu’à maintenant ?