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Duellos salua. Geary lui retourna la politesse puis l’image disparut, le laissant de nouveau seul. Et pour de bon cette fois.

Quatre

Que la situation prît la pire des tournures, qu’il se sentît plus ou moins seul et isolé à la tête de la flotte, il lui restait toujours ses ancêtres.

Quand la flotte atteignit enfin le point idoine du système de Baldur et entra dans l’espace du saut pour gagner Sendaï, Geary vit l’écran montrant le vide passer du noir infini et piqueté d’étoiles à cette grisaille sans fin où éclosaient et s’éteignaient occasionnellement de mystérieuses lueurs. De son temps, nul ne savait ce qu’elles étaient, puisqu’il était impossible d’explorer l’espace du saut. Maintenant que l’hypernet était en usage, on ne s’y intéressait plus, à moins que les recherches qui auraient pu conduire à élucider ce mystère n’eussent été interrompues par la nécessité de consacrer tous les moyens scientifiques, techniques et financiers à l’effort de guerre.

Le capitaine Desjani le surprit en train de fixer ces lueurs, se rendit compte qu’il s’en était aperçu et détourna les yeux aussitôt. Peu après qu’il avait assumé le commandement de la flotte, elle lui avait affirmé que de nombreux spatiaux restaient persuadés qu’il avait été une de ces lumières et que son esprit avait reposé dans l’immensité autrement immuable de l’espace du saut jusqu’à ce que l’Alliance ait désespérément besoin, pour sauver les siens, du retour du légendaire Black Jack Geary. Le croyaient-ils encore, maintenant qu’ils savaient que Geary avait en réalité dérivé pendant un siècle à bord d’une capsule de survie endommagée gravitant autour de l’étoile de Grendel, aux confins de l’espace de l’Alliance, avec une balise de position hors d’état de fonctionner et un système suffisant tout juste à le maintenir en vie, et ce jusqu’à ce que cette flotte tombe sur lui ?

Reverrait-il un jour Grendel ? Il n’y tenait pas spécialement. C’était un système stellaire sans grande utilité, que les convois et les vaisseaux s’étaient contentés de traverser sur leur trajet vers des destinations plus importantes ; et aujourd’hui abandonné en raison de sa trop grande proximité avec la frontière séparant l’espace de l’Alliance de celui des Mondes syndiqués, lui avait-on expliqué, parce qu’il n’offrait rien qui méritât d’être défendu, de sorte que les épaves de dizaines de vaisseaux orbitant autour de son étoile restaient les seuls vestiges d’une présence humaine antérieure. Mais certains étaient les débris de son ancien vaisseau, détruit alors qu’il couvrait la retraite de son convoi. De nombreux spatiaux de son équipage avaient trouvé la mort à Grendel. Il leur devait bien un pieux pèlerinage sur les lieux où ils avaient combattu et péri sous son commandement.

Hélas, de nombreux autres avaient d’ores et déjà trouvé la mort sous son nouveau commandement, et presque certainement son arrière-petit-neveu, dont le Riposte avait lui aussi été détruit alors qu’il couvrait le repli de la flotte hors du système mère des Syndics. Désormais, Michael Geary reposait probablement avec les ancêtres de Geary, à qui, d’ailleurs, il n’avait pas présenté ses respects depuis trop longtemps. « Capitaine Desjani, veuillez faire tout patienter pendant l’heure qui vient, s’il vous plaît. Hormis les appels d’urgence qui me seraient personnellement adressés. »

Desjani hocha la tête ; son propre visage accusait une visible lassitude, résultat de longues heures passées sur la passerelle dans l’espace ennemi. « Il y a peu de chances qu’une urgence se présente dans l’espace du saut. Peut-être l’ennui naît-il de l’uniformité, mais il est le bienvenu pour l’instant. » Geary se retourna, s’apprêtant à quitter la passerelle de l’Indomptable, et son regard se posa brièvement sur le siège, vide pour l’heure, de l’observateur. D’ordinaire, la coprésidente Rione l’aurait occupé, même pour une manœuvre aussi routinière que l’entrée dans l’espace du saut. Je dois absolument découvrir ce qui se passe dans sa tête. Ça fait un bon moment que j’aurais dû le faire, mais je me suis trouvé des excuses tant que nous sommes restés dans le système de Baldur.

Il quitta la passerelle, mais, au lieu de regagner sa cabine, il s’enfonça plus profondément dans les entrailles du croiseur de combat, vers une succession de compartiments enfouis en son cœur et aussi bien protégés des tirs ennemis et de l’incendie que le reste du vaisseau. Compte tenu de tout ce qui avait changé depuis son époque, constater que ces compartiments existaient encore lui avait procuré un grand soulagement.

Sur son passage, spatiaux et officiers mettaient un point d’honneur à saluer Geary et à lui sourire, le regard empreint d’admiration et de vénération. Il leur retournait leurs sourires, bien qu’il eût de loin préféré les secouer, tous autant qu’ils étaient, et leur demander pourquoi ils n’arrivaient pas à voir en lui un être humain aussi faillible qu’eux-mêmes. Il saluait sans interruption et son bras se fatiguait rapidement, tant et si bien qu’il finit par se demander s’il n’aurait pas dû s’abstenir de réintroduire la pratique du salut dans la flotte.

Quelques spatiaux se tenaient près des espaces cultuels, mais tous s’écartèrent à son arrivée pour lui laisser le passage. Dès qu’il les eut dépassés, il perçut des chuchotements. Les spatiaux étaient contents de voir qu’il parlait à ses ancêtres et que, tout comme eux, il leur demandait avis et réconfort.

Il entra dans une petite chambre, tira et ferma la porte pour plus d’intimité, puis s’assit sur la banquette de bois face à une étagère où reposait une bougie. Il s’empara du briquet le plus proche, alluma la mèche de la chandelle puis attendit un instant, en apaisant son esprit, que les mânes de ses ancêtres se fussent rassemblés.

« Merci, ô mes ancêtres, d’avoir permis à cette flotte de traverser sans encombre un autre système stellaire ennemi, finit-il par articuler au bout d’un moment. Merci d’avoir guidé mes décisions et de m’avoir aidé à ne perdre personne à Baldur. » Il s’interrompit tandis que ses idées vagabondaient, prenant des chemins de traverse qu’il leur interdisait depuis quelque temps. « J’espère que Baldur n’a pas changé. J’aimerais visiter cette planète un jour, voir si elle ressemble réellement à ce qu’on en disait. Mais personne dans cette flotte ne s’en souvient, sauf pour y voir un autre système stellaire ennemi. »

Il marqua une nouvelle pause pour laisser dériver ses pensées. « J’espère avoir pris la bonne décision en choisissant de gagner Sendaï et les étoiles au-delà. Si jamais je me trompe, trouvez, s’il vous plaît, un moyen de me le faire savoir. Ces gens me font confiance. Enfin… la plupart. Certains croient… Bon sang, je ne sais pas ce qu’ils croient ! Ce n’est pas comme si j’avais voulu cette charge. »

Il fixa la cloison derrière la chandelle en se dépeignant mentalement le vide béant par-delà la coque de l’Indomptable. « La tentation est forte. Vous savez ce qu’une voix me chuchote à l’oreille ? “Contente-toi d’être Black Jack Geary. Fais ce que tu crois bon. Ce serait tellement plus facile. Ne cherche pas à convaincre les gens. Borne-toi à leur montrer comment s’y prendre.” Je dois sans cesse me remémorer que je ne suis pas ce héros idéal qu’ils croient voir en lui. Si je commençais à me prendre pour ce que je ne suis pas, ce pourrait être une catastrophe, pas seulement pour l’Alliance mais pour l’humanité tout entière.

» Est-ce bien ? Je ne peux pas croire que j’ai posé la question, mais n’est-il pas juste de voir en ces Syndics des êtres humains ? Leurs dirigeants sont ignobles et il faut bien empêcher leurs vaisseaux et leurs forces armées de nous nuire, mais, si je me mettais à les regarder comme des monstres dont la mort importe peu, est-ce que je n’aurais pas tort ? S’il existait réellement, de l’autre côté de l’espace syndic, une espèce intelligente non humaine qui aurait leurré l’humanité en lui faisant installer dans ses systèmes stellaires les plus importants des mines d’une incroyable puissance de destruction, ne serait-il pas essentiel de garder en mémoire toutes les bonnes choses qui cimentent sa cohésion ? Nous aurions peut-être, désormais, un ennemi commun. »