— Il y en a d’autres. D’autres domaines qui nous ont permis de tenir bon alors que la guerre semblait occuper tout notre univers. » Le regard de Geary se posa sur les étoiles, encore très lointaines, de l’espace de l’Alliance. « Que ferez-vous à votre retour à Kosatka, Tanya ? »
La question parut stupéfier Desjani, dont les yeux se braquaient eux aussi sur le diorama céleste. « Ma mère patrie, murmura-t-elle. Je n’y suis pas retournée depuis bien longtemps. Rien ne me garantit que j’aurai cette chance un jour, même si… même si nous rentrons.
— Je comprends. La guerre ne s’arrêtera pas parce que nous serons revenus. » Il garda le silence un instant. « Vos parents sont-ils encore là-bas ? » Sont-ils encore en vie ? voulait-il dire. Mais il n’osait pas poser aussi abruptement la question.
Desjani l’avait parfaitement compris et elle hocha la tête. « Oui. Tous les deux. Mon père travaille dans une usine qui fabrique les chantiers navals orbitaux et ma mère pour les forces de défense planétaires. »
Une économie de guerre, bien entendu, même pour une planète aussi éloignée du front que Kosatka. À quoi pouvait-on bien s’attendre après cent ans de conflit ? « Quel effet ça leur fait de vous savoir commandant d’un croiseur de combat ? »
Vétéran endurci d’une bonne douzaine de batailles spatiales, le capitaine Desjani rougit et baissa les yeux. « Ils sont… fiers de moi. Très fiers. » Elle changea d’expression. « Ils connaissaient les risques que court un officier de la flotte. Je suis persuadée qu’ils s’attendent à recevoir l’annonce de mon décès depuis que je suis montée à bord de mon premier vaisseau. J’ai triomphé des probabilités et ça leur a été épargné jusque-là, mais peut-être me croient-ils perdue en ce moment même, avec toute la flotte. »
Geary fit la grimace. « Le gouvernement de l’Alliance n’aura certainement pas fait cette déclaration, pas vrai ? Point tant que les gens n’aient pas le droit de savoir, mais les dirigeants se réservent souvent celui de mentir quand les nouvelles sont mauvaises. » Il avait étudié l’histoire officielle de la guerre peu après avoir pris le commandement de la flotte, et il avait découvert qu’elle en donnait un compte rendu inlassablement optimiste et rapportait succès de l’Alliance sur succès de l’Alliance, tout en gardant un silence obstiné sur les raisons qui interdisaient à toutes ces prétendues victoires de se solder par un triomphe définitif. Accablante similitude avec les âneries proférées par l’officier du vaisseau marchand syndic qu’ils avaient capturé, se rendit-il brusquement compte. Un gouvernement qui avait pondu une telle histoire officielle n’avouerait jamais, probablement, que sa flotte principale disparue derrière les lignes ennemies était sans doute anéantie.
« Effectivement, convint Desjani. Mais la propagande diffusée par les Syndics le leur aura sûrement appris. Ils envoient des unités de transmissions vers les systèmes stellaires frontaliers et elles balancent autant de mensonges qu’elles le peuvent avant d’être détruites par les défenses. » Geary hocha la tête, tout en se doutant que l’Alliance devait rendre la politesse aux systèmes frontaliers syndics. « Officiellement, nul n’est censé répéter ce qu’il a appris par les Syndics, poursuivit Desjani, mais le bruit finit toujours par se répandre. Contrairement à l’ennemi, les citoyens de l’Alliance jouissent encore de la liberté d’expression et ils ne gobent pas tout ce que leur racontent les politiques. » Elle haussa les épaules avec morosité. « Mes parents savent sûrement que l’ennemi prétend notre flotte perdue au cœur de son espace. Ils n’y croiront pas, mais les démentis officiels de notre gouvernement ne les rassureront pas beaucoup. Ils s’inquiètent forcément.
— Navré. » Ce mot seul était inadéquat, mais il n’avait rien trouvé de mieux sur le moment. « Leur bonheur n’en sera que redoublé à votre retour, j’imagine. »
Desjani sourit. « Oui. Oh que oui ! » Elle lui jeta un regard timide. « Et, quand ma planète mère apprendra que le vaisseau de leur fille transportait Black Jack Geary en personne, qu’il commandait la flotte depuis sa passerelle et qu’il nous a ramenés chez nous contre tout espoir, ils deviendront les habitants les plus célèbres de Kosatka, j’en suis sûre. »
Geary éclata de rire pour cacher son embarras. « J’ai songé à me rendre à Kosatka à notre retour. » Les paroles de Victoria Rione lui revinrent. Kosatka n’est pas assez grande pour vous retenir, John Geary. « En touriste, je veux dire.
— Vraiment ? » Desjani semblait époustouflée.
« Je vous ai dit que j’y étais déjà allé une fois. Voilà très longtemps. » Il réussit à ne pas se frapper le front, de fureur contre lui-même. Bien rares étaient les événements de son existence qui ne méritaient pas cette légende : Voilà très longtemps. « Je ne serais pas opposé à une nouvelle visite.
— Je suis sûre qu’elle a beaucoup changé, capitaine.
— Ouais. Il me faudra probablement un guide. »
Desjani hésita. « Nous pourrions… Si vous vouliez bien m’accompagner, je veux dire, quand…
— Ce serait sympa, répondit Geary. Peut-être m’y résoudrai-je. » Avoir sous la main un visage connu, une présence familière… ce serait sûrement un gros plus. Et il se demandait déjà ce qu’il éprouverait quand il aurait ramené la flotte à bon port et, son devoir dûment accompli sinon davantage, se serait détaché d’elle. Car ce qu’il regardait naguère comme un ramassis hétéroclite de vaisseaux et de gens qui lui étaient étrangers tendait chaque jour davantage à devenir sa flotte, peuplée de personnes qu’il connaissait et, parfois, appréciait, aimait et admirait. Bon sang, après avoir vu les spatiaux de l’Indomptable, de l’Audacieux et du Diamant tenir bon face à l’effondrement du portail de Sancerre, il s’était pris d’un orgueil farouche pour leur courage et leur dévouement. Tenait-il vraiment à la troquer contre l’inconnu et une société civile où il aurait encore plus de mal à se soustraire à l’adulation de Black Jack Geary ?
Devait-il seulement se poser cette question, d’ailleurs ? Il lui serait impossible de conserver le commandement de la flotte à son retour dans l’espace de l’Alliance. Pas seulement parce qu’il ne se sentait pas les compétences requises pour exercer cette fonction, mais parce qu’il craignait que Victoria Rione n’eût mis dans le mille en faisant allusion aux tentations qu’il lui faudrait alors affronter. Black Jack Geary, héros légendaire revenu d’entre les morts pour sauver l’Alliance et commander la flotte n’aurait rien à se refuser. Il lui suffirait de tendre la main pour obtenir ce qu’il voulait.
« Capitaine ? s’enquit Desjani en le dévisageant avec curiosité. J’ai dit une bêtise ?
— Comment ? Non. Pardonnez-moi. J’avais l’esprit ailleurs. » Geary se fendit de nouveau d’un sourire rassurant.
« Regagnons la passerelle et préparons-nous à dire adieu à Sendaï. »
Là-haut, tous évitaient soigneusement de poser les yeux sur l’écran où régnait le trou noir. Geary constata en entrant qu’ils lui jetaient des regards pleins d’espoir et de confiance. À l’instar de Desjani, ils le prenaient manifestement pour une sorte de talisman, chargé de les préserver du démon qui rôdait à l’intérieur.
Hélas, lui ne disposait pas d’un tel fétiche.
Encore une heure et demie avant que la flotte n’atteigne le point de saut. Il consacra quelques instants à remettre de l’ordre dans ses pensées puis tapa sur les touches lui permettant de s’adresser à toute la flotte. Une fois dans l’espace du saut, la communication serait très limitée, réduite à des messages de quelques mots suffisamment courts pour s’échanger de vaisseau à vaisseau. Il devait faire une déclaration avant de quitter l’espace conventionnel. Du moins s’il pouvait être taxé de « conventionnel » à proximité d’un trou noir.