Il tenta de reprendre sa rêverie, mais l’alarme de son écoutille carillonna une minute plus tard. « Entrez ! cria-t-il, résigné, sans rouvrir les yeux.
— Félicitations pour cette nouvelle victoire », déclara une voix sèche au bout d’un instant.
Geary les rouvrit brutalement. Victoria Rione s’encadrait dans l’entrée. Voyant qu’il la fixait, elle avança d’un pas, pendant que l’écoutille se refermait derrière elle, et elle alla s’asseoir face à lui. Contrairement à Desjani, elle se rejeta nonchalamment en arrière, mais à la manière d’un chat prêt à bondir.
« Que me vaut cet honneur ? demanda-t-il.
— Je te l’ai dit. Je suis venue te féliciter.
— Tu parles ! » Geary eut un geste courroucé. « Tu m’évites depuis des semaines. Pourquoi as-tu finalement pris la décision de reparaître ? »
Rione détourna les yeux. « J’ai mes raisons. La République de Callas a perdu un vaisseau dans la bataille que tu viens de livrer.
— Je sais. Le Glacis. Tu m’en vois navré. Nous avons perdu une moitié de son équipage, mais nous avons réussi à récupérer l’autre. Les rescapés ont été ventilés sur d’autres bâtiments de la République de Callas.
— Merci. » Rione serra les dents. « J’aurais dû m’en charger moi-même. C’est ma responsabilité.
— Non. C’est mon devoir en tant que commandant de cette flotte, mais ton aide aurait été la bienvenue en l’occurrence. Et, pour parler sans ambages, madame la coprésidente, les vaisseaux de la République de Callas se demandent pourquoi tu n’es pas restée en contact plus étroit avec eux.
— J’ai mes raisons, répéta Rione au terme d’un long silence.
— Tu aurais pu m’en faire part, suggéra-t-il. Ne m’as-tu pas naguère conseillé de te parler de mes problèmes ?
— Vraiment ? Te serais-tu senti esseulé ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
— Tu m’as manqué, en effet.
— Je ne suis pas la seule femme à bord de ce vaisseau, capitaine Geary.
— Mais tu es la seule qui me soit accessible, répondit-il sèchement. Tu le sais. Toutes les autres travaillent sous mes ordres. »
Elle le dévisagea sans trahir ses sentiments, comme à son habitude. « Tu n’avais personne d’autre à qui parler ?
— Au capitaine Duellos. Au capitaine Desjani. À de rares occasions.
— Oh ? » Deviner ce qu’elle ressentait réellement restait exclu. « Le capitaine Desjani ? As-tu discuté avec elle des diverses façons possibles de massacrer des Syndics ? »
Ça ressemblait déjà davantage aux sarcasmes acerbes de la Rione d’autrefois. Geary rumina sa réponse puis décida de parler sans détour. « Le plus souvent de tactique et de stratégie, en effet. Mais nous avons aussi parlé de Kosatka à une certaine occasion. Je lui ai dit que j’aimerais visiter cette planète à notre retour. »
Rione arqua un sourcil.
« Pourquoi pas ? C’est un monde charmant. Peut-être ne m’y fixerai-je pas, mais j’aimerais le revoir.
— Il a changé, capitaine Geary.
— C’est ce que m’a dit Desjani. » Il haussa les épaules. « Peut-être ai-je envie de voir en quoi pour mieux digérer cette amére réalité… un siècle s’est écoulé depuis ma dernière visite.
— Tu n’aurais qu’à peine le droit de t’y déplacer. » Rione eut un âpre rictus. « Black Jack serait assiégé par la populace.
— Ouais. Desjani a proposé de me le faire visiter. Peut-être m’aiderait-elle à éviter la foule. Ses parents sont encore vivants. Ils pourraient sans doute m’apprendre à faire profil bas. »
Victoria Rione garda un instant le silence, le visage impavide. « Ainsi, Tanya Desjani t’a invité chez elle pour te présenter à ses parents ? » finit-elle par déclarer.
Cette interprétation de la proposition de Desjani ne lui avait pas effleuré l’esprit. « Où est le problème ? Serais-tu jalouse ? »
Cette fois, Rione haussa les deux sourcils. « Jamais de la vie.
— Tant mieux. Parce que, la dernière chose que je souhaite, c’est qu’on puisse croire que je m’intéresse à quelqu’un ou réciproquement. » Rione avait-elle eu vent des rumeurs infondées que lui avait rapportées Duellos, laissant entendre qu’il aurait une liaison avec Desjani ? Comment aurait-elle pu n’en être pas informée, avec tous ses espions qui lui rapportaient ce qui se passait au sein de la flotte ?
Rione sourit légèrement. « Oh, mais bien entendu, John Geary. Songe aux avantages que peut offrir la présence d’une femme persuadée que tu nous as été envoyé pour nous sauver par les vivantes étoiles. Nombre d’hommes espèrent trouver une femme qui les adule. Tu en as une à ta disposition. Elle n’attend que toi. »
Geary se leva, bouillant de colère. « Je ne trouve pas cela drôle. Tanya Desjani est un bon officier. Je refuse qu’on lui prête un comportement antiprofessionnel. Mes ennemis au sein de cette flotte s’efforcent déjà de semer la zizanie et de saper mon autorité en insinuant que j’entretiens avec elle une relation scabreuse. Je ne veux plus entendre aucune rumeur dans ce sens. Je ne lui ferai pas cet affront. »
Le sourire de Rione s’évanouit et elle fixa un instant le plancher. Lorsqu’elle releva la tête, son visage était de nouveau impassible. « Je te demande pardon. Tu as raison.
— Eh bien, que je sois pendu ! ne put-il s’empêcher de s’exclamer. Voilà une femme qui vient d’admettre que j’ai raison. Nombre d’hommes aimeraient aussi en trouver une.
— Ce n’est pas parce que je me conduis comme une garce que tu dois forcément être un salaud ! »
Au tour de Geary de détourner les yeux en hochant la tête. « C’est exact.
— En outre, poursuivit-elle, je suis bien plus douée que toi dans ce domaine. » Elle s’affaissa dans son fauteuil, l’air lasse et malheureuse.
Geary se pencha. « Que diable se passe-t-il, Victoria ? Je sais que quelque chose te perturbe et je sens que ce n’est pas moi. J’ai bien essayé de comprendre pourquoi tu négliges tes responsabilités envers l’Alliance et la République de Callas, mais, franchement, je suis perplexe. » Elle garda le silence, le visage fermé. « Serait-ce moi ? Tu ne m’as pas touché depuis Ilion. Nous ne nous sommes jamais rien promis, mais, sincèrement, je vois mal ce qui a pu changer dans notre relation. »
Rione haussa les épaules ; elle regardait ailleurs. « Je suis une garce. Tu le savais. C’était purement physique de toute façon.
— Certainement pas. » Rione ne releva pas les yeux si bien qu’il poursuivit : « Je te l’ai déjà dit et je le répète. J’aime bien parler avec toi. J’aime t’avoir à mes côtés.
— Je constate que tu n’as pas nié que j’étais une garce.
— Et toi tu essaies de détourner la conversation. » Il surprit sa grimace. « Est-ce parce que le capitaine Desjani et toi êtes toujours à couteaux tirés ? »
Elle eut un rire sarcastique. « Quel observateur attentif tu fais ! Si Desjani et moi étions des formations syndics, tu aurais compris depuis longtemps nos manœuvres. »
Geary refusa de gober l’hameçon. « Je vous respecte l’une et l’autre. Et je vous aime toutes les deux, mais pas de la même manière. Je respecte aussi votre façon de penser. C’est bien pourquoi je m’inquiète tellement de ne pas comprendre la raison de cette inimitié apparente depuis Ilion. »
Rione détourna un instant la tête avant de répondre. « Le capitaine Tanya Desjani craint que je ne fasse du mal à l’homme qu’elle idolâtre.
— Bon sang, Victoria…
— Je ne plaisante pas, John Geary. » Elle poussa un gros soupir et finit par se retourner. « Sers-toi de ta cervelle ! lui intima-t-elle sèchement. Qu’avons-nous rapporté de Sancerre ?