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— Un tas de choses.

— Dont une liste très longue mais caduque de prisonniers de guerre de l’Alliance. » À la grande surprise de Geary, Rione semblait trembler légèrement. « Tu sais que les Syndics ont depuis un bon moment cessé d’échanger ces listes avec nous. Et encore que nombre de noms qui figurent sur celle-là sont ceux de personnes décédées. Tu aurais dû te rendre compte qu’elle pouvait aussi comporter ceux de présumés morts. » Elle avait hurlé ces derniers mots.

Il comprit enfin. « Ton mari. Son nom figurait sur la liste ? »

Rione serrait les poings. Elle tremblait maintenant visiblement. « Oui.

— Mais tu m’avais dit le savoir mort.

— Les rescapés de son vaisseau l’avaient certifié ! » glapit-elle. Geary avait conscience que ce n’était pas lui qu’elle invectivait. Elle finit par se calmer en inspirant profondément. « Mais son nom et son numéro d’identification apparaissent sur cette liste. Elle indique aussi qu’il était grièvement blessé lors de sa capture mais vivant. »

Geary patienta un instant mais elle n’ajouta rien. « C’est tout ?

— C’est tout, John Geary. Je sais que les Syndics l’ont capturé en vie. Qu’il était gravement blessé. Mais j’ignore s’il a survécu, serait-ce jusqu’au lendemain. Quels que soient les soins médicaux que lui ont prodigués les Syndics. Et même s’il a été envoyé dans un camp de travail. J’ignore s’il est mort depuis ou toujours vivant. » Elle marqua une pause. « Je n’en sais rien. »

D’ordinaire si maîtresse d’elle-même, Rione irradiait à présent la souffrance. Geary s’en rapprocha et la serra contre lui ; il la sentait sangloter intérieurement. « Je te demande pardon. Bon sang, je suis désolé.

— Je ne sais pas s’il est encore en vie, reprit-elle d’une voix étouffée. Ou s’il est mort. S’il a survécu et s’il est prisonnier dans un camp de travail, les chances que je l’apprenne un jour ou que je le revoie sont voisines de zéro. Mon mari. L’homme que j’aime toujours. »

Et elle l’avait appris quelques semaines après avoir partagé sa couche pour la première fois, se rendit-il compte brusquement. Cette prise de conscience à l’amère ironie le poussa à se demander pourquoi les vivantes étoiles avaient infligé cette punition à Rione. « Très bien. Inutile d’en dire plus.

— Oh que si ! Après dix ans de fidélité à sa mémoire, je me suis donnée à toi, pour apprendre ensuite qu’il vivait peut-être encore. » Elle le repoussa et détourna de nouveau les yeux. « Le destin est farce, n’est-ce pas ? Je croyais avoir bien fait, John Geary. Avoir honoré mon défunt époux et m’être conduite comme il l’aurait souhaité. Et je me rends compte à présent que je l’ai déshonoré. Et moi avec. Mais lui d’abord.

— Non. » Il avait répondu sans réfléchir et il garda un instant le silence pour mettre de l’ordre dans ses pensées. « Tu n’as déshonoré personne. Dis-moi la vérité. S’il était prisonnier dans un camp de travail du prochain système stellaire que nous traverserons, resterais-tu avec moi ou retournerais-tu vers lui ?

— Je le suivrais, répondit-elle sans hésiter. Pardonne-moi, John Geary, mais c’est la stricte vérité et rien n’y fera. Je t’ai déjà dit à qui irait toujours mon cœur. » Elle se remit à respirer pesamment pour tenter de maîtriser ses émotions. « Desjani le sait. C’est elle qui a trouvé son nom sur la liste et qui est venue m’en informer, poussée par son sens du devoir. Ton capitaine Desjani y est très attachée. Elle était aussi désolée pour moi, mais, sur le moment, je ne lui aurais sans doute pas accordé ce mérite. Quand je lui ai appris que je m’en étais déjà aperçu et que je ne t’en avais rien dit, elle a été scandalisée. » Rione regarda Geary au fond des yeux. « Elle pensait que je n’aurais pas dû te le cacher. Elle ne voulait pas que tu souffres, toi, en l’apprenant. »

Rien ne permettait de douter de la sincérité de Rione. Desjani aurait effectivement réagi ainsi. « Et, quand tu as refusé de m’en faire part…

— Elle s’est bien gardée de dévoiler mon secret. La noble, l’honorable capitaine Desjani ne ferait pas cela. » Rione fit la grimace et secoua la tête. « Elle ne mérite pas que je parle d’elle ainsi. Elle cherchait seulement à te protéger. Tanya Desjani a de l’honneur. Si quelqu’un te mérite, c’est elle.

— Hein ? » La conversation avait trop brusquement dérapé. « Me mérite ? C’est une de mes subordonnées. Elle ne m’a jamais donné le moindre signe de…

— Et elle ne le fera jamais, le coupa Rione. Elle a de l’honneur, comme je viens de le dire. Même si elle consentait à se compromettre, elle refuserait d’entacher le tien. Et moi je suis une politicienne. Je me sers des gens. Je me suis servie de toi.

— Tu ne m’as jamais fait aucune promesse, répéta-t-il. Bon sang, Victoria, suis-je censé me sentir humilié ? Alors que c’est toi qui es déchirée ?

— On t’a incité à partager publiquement le lit d’une femme dont le mari est peut-être encore vivant ! explosa Rione, perdant de nouveau son sang-froid. J’ai souillé ton honneur et donné des gages à tes ennemis ! Ça devrait te plonger dans une fureur noire, non ?

— Qui d’autre est au courant ? s’enquit Geary, abasourdi.

— Je… » Rione eut un geste courroucé de la main. « Toi, moi et le noble capitaine Desjani. C’est une certitude. D’autres ont peut-être eu accès à la même information et guettent l’occasion propice pour l’employer contre toi en te nuisant le plus possible. Tu dois partir de ce principe. Prévoir que ton honneur risque d’être tôt ou tard mis en cause par ma faute.

— Il me semble me rappeler t’avoir entendue dire que tu étais capable de veiller toi-même sur le tien. Je le peux tout aussi bien.

— Vraiment ? » Rione inspira profondément. « Si je te sers de modèle, tu n’es guère convaincant. Pourquoi essaies-tu de me défendre ?

— Parce qu’aucun homme de valeur ne pourrait te reprocher une faute commise sincèrement…

— Aucun homme ? Parlerais-tu maintenant au nom de mon mari, John Geary ? » Elle le fusilla du regard. « Que pourrais-je bien lui dire ? Et à mes ancêtres ? Je ne me suis pas adressée à eux depuis que je l’ai appris. Comment l’aurais-je pu ? »

Geary la dévisagea un instant sans répondre. « Puis-je te parler en toute franchise ?

— Oh, pourquoi pas ? L’un de nous deux au moins devrait se montrer sincère, répondit-elle amèrement.

— Alors je vais t’apprendre une ou deux petites choses. » Geary s’efforça de s’exprimer d’une voix ferme, comme s’il donnait des ordres depuis la passerelle. « Tout d’abord, mon honneur n’est nullement entaché. Ni le tien. Pour cela, il aurait fallu avoir commis sciemment un acte déshonorant…

— N’est-ce pas le…

— Je me moque de la façon dont on voit l’affaire aujourd’hui ! Voilà un siècle, c’était l’évidence même ! Notre existence n’est-elle pas suffisamment difficile après ces cent années de guerre ? Dois-tu vraiment la rendre plus dure encore en te pliant à des critères moraux intenables ? » Rione le fixa. « Je n’ai sans doute aucun droit de t’expliquer ce que tu devrais ressentir, mais je peux au moins t’apprendre ce que j’éprouve de mon côté. En second lieu, poursuivit-il, tu n’aides personne en te flagellant ainsi. Certes, dans un monde parfait, idéal, tu pourrais te cramponner à une conception inaccessible de la loyauté. Mais pas dans celui-ci. »

Elle secoua la tête. « Voilà qui ne risque guère de réconforter mon mari. Ni mes ancêtres.

— Qu’aurais-tu aimé qu’il se passât si tu avais vécu la situation inverse ? s’enquit-il. Si tu avais été grièvement blessée, tenue pour morte et peut-être séparée à jamais de ton époux ? Qu’aurais-tu préféré ? »