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Rione se tint coite un bon moment, les yeux baissés, puis elle les releva. « Qu’il soit heureux, répondit-elle tranquillement.

— Même si, te croyant morte, ce bonheur avait exigé qu’il en rencontrât une autre ?

— Oui.

— Et s’il avait appris que tu étais peut-être encore en vie mais à jamais perdue pour lui ? Tu voudrais qu’il se le reprochât ?

— Ne te sers pas de mon mari comme d’une arme contre moi, John Geary, cracha-t-elle. Tu n’en as pas le droit. »

Il s’adossa à son fauteuil en s’efforçant de garder son sang-froid « Qu’il en soit donc ainsi. Pourquoi ne pas parler à tes ancêtres ? Ils te montreront peut-être ce qu’ils ressentent par un signe.

— Les mots “femme adultère” inscrits sur mon front, par exemple ? demanda-t-elle, furieuse.

— Pourquoi pas, puisque tu les y crois déjà gravés ? rétorqua Geary. Mais peut-être ne te condamneront-ils pas. Ce sont tes ancêtres, Victoria. Eux aussi ont été humains. Leur vie n’a pas été parfaite. C’est bien pour cela que nous leur parlons, parce qu’ils peuvent s’en souvenir, comprendre et peut-être nous insuffler une sagesse que nous ne possédons pas encore. »

Elle secoua la tête et regarda de nouveau ailleurs.

« Les individus les moins honorables peuvent parler à leurs ancêtres ! Nul te pourra t’ôter ce privilège !

— Ce n’est pas ce que je veux dire », déclara-t-elle en fixant avec entêtement la cloison opposée.

Geary étudia son profil, ses mâchoires crispées, et commença d’entrevoir la vérité. « Tu as peur de leur parler ? De leur réaction ?

— Ça t’étonne, John Geary ? Bien sûr que j’ai peur. J’ai fait beaucoup de choses dont je ne suis pas très fière mais jamais rien qui aurait pu leur faire honte. »

Il y réfléchit un instant. « Tu n’es pas forcée de les affronter seule. Il y a des…

— Jamais je ne partagerai ma honte avec un tiers !

— Tu l’as déjà fait avec Desjani et maintenant avec moi ! vociféra-t-il.

— Et ça s’arrêtera là, marmonna Rione, le visage sévère et fermé.

— Je pourrais…

— Non ! » Rione s’efforçait visiblement de recouvrer de nouveau son calme. « Ç’aurait dû être le rôle de mon mari. Je refuse de les affronter devant toi. »

Ne restait plus qu’une solution. « Et avec Desjani ? Pourrais-tu la prier de t’accompagner ? »

Rione le dévisagea, choquée.

« Elle est déjà au courant.

— Et elle me déteste.

— Parce que tu refusais de me mettre au courant. Mais tu l’as fait. » Le regard de Rione vacilla. « Tu l’as dit toi-même. Desjani a de l’honneur. Tes ancêtres n’y verront aucune objection. »

Rione secoua la tête, évitant derechef de croiser son regard. « Pourquoi ferait-elle cela pour moi ?

— Je pourrais lui poser la question. » Mauvaise idée : les yeux de Rione flamboyèrent. « Ou toi. Tu crois qu’elle te le refuserait ? »

Rione soupira. « Oh non ! Pas le noble capitaine Desjani. Elle soutiendrait même une politicienne si elle avait besoin de son appui, n’est-ce pas ? Surtout s’il lui semble que le grand capitaine Geary y tient.

— C’est aussi mon avis, mais tu peux m’épargner ces sornettes de “grand capitaine Geary”. Je m’efforce de t’aider et le capitaine Desjani le fera aussi si tu le lui demandes, alors inutile de nous envoyer des insultes à la figure. »

Rione se leva et lui jeta un regard inquisiteur. « Tu ne resteras pas éternellement à la tête de cette flotte. Tu finiras par la ramener un jour chez elle. Seules les vivantes étoiles savent comment tu t’y prendras, mais tu y parviendras. Et si le cœur t’en dit, tu pourras prendre ta retraite le lendemain. Nul ne s’y opposera au sein de l’Alliance. Ce jour-là, quand tu n’auras plus la responsabilité du commandement, quand ni le règlement ni l’honneur n’interviendront plus dans tes relations personnelles avec les autres officiers, préféreras-tu être attaché à quelqu’un comme moi ou avoir la liberté d’apprendre à connaître le cœur d’une Tanya Desjani ?

— Je n’ai jamais…

— Non. Et tu ne le feras pas non plus. Va te faire voir. » Rione fit volte-face et sortit.

Geary se réveilla en sursaut en entendant s’ouvrir puis se refermer l’écoutille de sa cabine. Il frappa l’interrupteur de la veilleuse et aperçut Victoria Rione. Debout devant son lit, elle l’observait sans mot dire.

« Salut, John Geary. » Elle s’avança vers lui d’un pas légèrement vacillant et s’assit au bout du lit pour le regarder. « Tu ne me demandes pas ? »

En dépit de la distance qui les séparait, il flairait l’odeur du vin dans son haleine. « Quoi ?

— Comment ça s’est passé. » Elle balaya l’air de la main. « Moi, mes ancêtres et le capitaine Desjani. Tu as sûrement envie de savoir.

— Victoria…

— Rien. » Elle secoua la tête, un peu branlante et la voix épaisse. « Je leur ai expliqué ce qui s’était passé et j’ai exprimé des remords, puis je leur ai demandé de me guider. Rien. Je n’ai rien senti. Ils ne m’ont envoyé aucun signe. Mes ancêtres ne veulent même plus me connaître, John Geary. »

Il se redressa enfin. « Ça ne peut pas être vrai.

— Demande au noble capitaine Desjani ! Soyez maudits tous les deux ! » Elle se releva péniblement et entreprit de se déshabiller.

Geary se leva à son tour. « Qu’est-ce que tu fiches ?

— Ce pour quoi je suis faite. » Elle laissa tomber sa dernière pièce de vêtement et s’abattit sur le lit en le fixant. « Vas-y.

— Si tu t’imagines que je vais profiter de toi dans cet état, tu es cinglée.

— Trop honorable, John Geary ? Ne te raconte pas d’histoires. Contente-toi d’être Black Jack Geary pendant un petit moment. Fais de moi ce qu’il te plaît. »

Il la dévisagea en cherchant ses mots.

Elle reprit la parole, le regard braqué sur l’espace derrière lui comme s’il était transparent. « S’il le faut, je le tuerai, tu sais ça ? Si jamais Black Jack Geary tentait de nuire à l’Alliance et que c’était le seul moyen de l’en empêcher, je le tuerais. Trop de gens se sont sacrifiés pour qu’ils soient morts en vain. Peut-être est-ce à cet instant que j’ai perdu mon honneur, en me promettant de tout faire pour arrêter Black Jack. » Ses yeux accommodèrent de nouveau sur lui, non sans quelque difficulté. « Tout. »

Cela lui fut difficile mais Geary se sentait obligé d’exprimer de vive voix la pensée qui venait de le traverser. « Est-ce dans ce dessein que tu couchais avec moi au début ? »

Ses lèvres s’activèrent silencieusement puis elle secoua légèrement la tête. « Non, chuchota-t-elle. Même moi j’en serais incapable, je crois.

— Même toi ? Tu m’as naguère parlé d’actes dont “même moi” j’aurais été incapable, et tu te montres aussi dure envers toi-même. » Il tendit la main pour la recouvrir du drap pendant qu’elle le regardait faire, inerte. « Je n’abuserai pas de toi, Victoria. Que tu le croies ou non, tu mérites mieux que ça. »

Il alla s’asseoir près d’elle, le regard rivé sur le diorama des étoiles qui luisait doucement sur une cloison. « Tu es dure et coriace, mais autant pour toi-même que pour autrui. Sinon davantage. Je ne pense pas qu’il soit possible à tes ancêtres de te pardonner si tu ne te pardonnes pas toi-même. »

S’ensuivit un long silence, puis Geary jeta un regard vers Rione et constata qu’elle s’était endormie. Et qu’alors même qu’elle était morte au monde son visage accusait la plus profonde détresse.