Quand on l’avait réveillé pour la première fois à bord de l’Indomptable, Geary était encore trop hébété pour prêter réellement attention aux gens de la flotte, aux descendants de ceux qu’il avait connus jadis et dont il avait partagé l’existence. Lorsqu’il en avait assumé le commandement, il n’avait pas tardé à prendre conscience des bouleversements apportés par un siècle de guerre hideuse et, pendant un certain temps, il s’était cru au milieu d’étrangers qui n’avaient plus la même conception du monde et raisonnaient différemment. À mesure que passaient les semaines et qu’il en apprenait davantage sur leur compte, il en était venu à se persuader qu’il les avait jugés trop sévèrement et qu’ils partageaient finalement les mêmes valeurs fondamentales. Mais, à présent, il en doutait de nouveau. L’honneur est à la fois un fardeau et une épée. On peut trop aisément en user à mauvais escient. Et, un siècle après sa propre époque, les gens de l’Alliance retournaient manifestement cette arme contre eux-mêmes en la rendant si follement inflexible qu’elle risquait de leur nuire autant qu’à l’ennemi et de justifier aussi bien l’iniquité que l’intégrité.
Il soupira, se leva en évitant soigneusement de faire du bruit et s’habilla en silence. Parvenu à la porte, il se retourna pour la regarder. J’ai tellement souffert en apprenant que tous ceux que j’avais connus et aimés étaient morts. Mais combien sont-ils dans l’Alliance à ignorer, tout comme Victoria Rione, si les êtres qu’ils chérissent sont morts ou vivants, à se demander comment ils peuvent survivre quand cette incertitude les tourmente ? Et combien parmi les Syndics ? Pour la toute première fois, il se rendit compte que la certitude cruelle avec laquelle il était contraint de composer avait un avantage : au moins en était-ce une.
Il arpenta les coursives et les compartiments silencieux de l’Indomptable en saluant au passage ceux des spatiaux restés de quart dans ses entrailles enténébrées et en s’efforçant de puiser un certain réconfort dans les rituels du commandement.
Il trouva le capitaine Desjani en train de se livrer à la même activité au détour d’une coursive.
« Capitaine Geary ? » Elle ne chercha pas à cacher sa surprise. « Tout va bien ?
— Ouais. Ça va. »
Son ton et son attitude disaient clairement le contraire. Elle fit la grimace. « Vous avez parlé avec la coprésidente Rione ? »
Geary hocha la tête.
« J’avais cru… » Desjani s’interrompit un instant puis poursuivit : « J’étais très montée contre elle, comme vous avez pu vous en rendre compte. J’ai cru qu’elle refusait de vous l’avouer parce qu’elle manquait d’honneur. Je n’ai pas su voir que c’était précisément son sens de l’honneur qui la déchirait.
— Comment est-ce que ça s’est réellement passé ? Ses ancêtres l’ont-ils vraiment repoussée ? »
Desjani baissa la tête et médita un instant. « J’ai ressenti quelque chose. Je ne sais pas quoi exactement. Ils étaient là. Mais je crois qu’elle refusait de l’admettre.
— C’est aussi mon impression.
— Elle… euh… » Desjani semblait à la fois gênée et furieuse. « Je l’ai revue un peu plus tard. Elle avait bu et elle a dit certains mots…
— Ouais, je sais.
— J’espère que rien de ce que j’ai pu dire ou faire ne vous a laissé croire un seul instant que je pourrais… »
Geary brandit la paume pour l’interrompre. « Votre comportement a été parfaitement professionnel. Je n’aurais pu rêver d’un meilleur officier. »
Desjani n’en semblait pas moins en plein désarroi. « Même si vous n’aviez pas une grande mission à remplir, capitaine Geary, et si les vivantes étoiles ne vous avaient pas envoyé quand nous en avions le plus besoin, il serait très mal avisé de ma part de…
— Je vous en prie, capitaine. » Geary espérait que sa voix ne trahissait pas trop son propre émoi. « Je comprends. N’en parlons plus.
— Des bruits courent, capitaine Geary, lâcha Desjani entre ses dents serrées. À notre sujet. J’en ai eu vent.
— Des rumeurs sans fondement, capitaine Desjani. Forgées et répandues par des officiers qui ne savent rien de l’honneur. Je m’efforcerai de mon mieux de me conduire de manière strictement professionnelle en votre présence, et je suis persuadé qu’il en sera de même pour vous.
— Oui, capitaine. Merci, capitaine. Je savais que vous comprendriez. »
Desjani hocha la tête avec gratitude, salua et s’éloigna. Geary la suivit des yeux, conscient que, quoi qu’ils fassent ou disent, cette menace resterait constamment suspendue au-dessus de leur tête.
Il finit par regagner sa cabine. Rione était toujours inconsciente, aussi s’assit-il pour réactiver le logiciel de simulation. Encore trois jours de transit dans le système de Daïquon et la flotte atteindrait le point de saut pour Ixion.
Devait-il vraiment la conduire à Ixion ? De toute évidence, les Syndics auraient dorénavant suffisamment subodoré la trajectoire de la flotte pour y placer des mines. Qu’est-ce qui les y attendrait ?
Mais les autres destinations possibles n’étaient guère plus séduisantes. Et la vitesse avec laquelle la flotte avait gagné Daïquon les avait manifestement surpris. Si elle continuait à se déplacer plus rapidement qu’ils ne réagissaient, peut-être réussirait-elle à dégager d’Ixion avant qu’ils n’aient eu le temps d’y rassembler une force d’interception.
Mais peut-être pas. Selon les plus récentes données syndics qu’ils avaient réussi à dérober à Sancerre, Ixion offrait une planète habitée convenable, ainsi que plusieurs colonies et installations extraplanétaires encore en activité. Ce n’était pas un système stellaire abandonné.
Il faudrait être prêt à sauter dès qu’on l’atteindrait. Fin prêt. Partir du principe que les Syndics auraient miné le point de saut d’où émergerait la flotte et y auraient tendu une embuscade. Et s’assurer qu’elle saurait affronter ces deux obstacles.
Dit comme ça, c’était l’enfance de l’art. Mais il aurait bien aimé savoir comment il allait réellement s’y prendre.
Il finit par s’endormir dans son fauteuil, en souhaitant que Rione sortît enfin de son coma pour de nouveau le conseiller.
À son réveil, ankylosé par cette longue station dans son fauteuil, il constata que Rione gisait toujours sur le lit mais qu’elle était réveillée et fixait le plafond. Il se leva sans mot dire, gagna le lavabo, prit des analgésiques et un verre d’eau et les lui apporta.
Elle les accepta sans le regarder et ne daigna ouvrir la bouche que quand il se fut assis. « Je ne me souviens pas de tout ce que j’ai dit cette nuit.
— Ce n’est pas plus mal, probablement, fit-il remarquer d’une voix neutre.
— Je ne me rappelle pas non plus tout ce que j’ai fait.
— Nous n’avons rien fait, si c’est ce que tu veux savoir. »
Elle hocha la tête, soupira puis fit la grimace ; ces deux seuls gestes avaient apparemment suffi à la larder de coups de poignard. « Merci. Maintenant, si tu veux bien me faire le plaisir de te retourner, je vais récupérer mes affaires et les lambeaux de dignité qui me restent, puis t’épargner de supporter plus longtemps ma présence.
— Et si je refusais de me retourner ?
— Fais-moi grâce de l’attitude chevaleresque, John Geary. À moins que tu ne tiennes à fantasmer sur ma nudité. Je n’ai pas le droit de te refuser ce menu plaisir. » Elle semblait complètement abattue.
Sentant la moutarde lui monter au nez, Geary s’efforça de la refouler puis se rendit compte que la compassion n’avait donné aucun résultat jusque-là. « D’accord, madame la coprésidente. Peut-être ne me suis-je pas bien fait comprendre. » Le ton était coupant et Rione se rembrunit. « Je n’ai cure de l’opinion que tu as de toi en ce moment. Je suis simplement déçu de voir une personne de ton intelligence et de tes capacités se complaire dans l’apitoiement sur soi-même quand j’ai désespérément besoin de son avis et de ses conseils éclairés pour maintenir cette flotte en vie et rectifier mes erreurs. Nous sautons vers Ixion dans moins de trois jours et je n’ai aucune idée de ce qui nous y attend. Aurais-tu décidé que Black Jack pouvait se passer de ton assistance pour faire les bons choix ? »