Que s’est-il passé, ô mes ancêtres ? Je croyais avoir compris à peu près correctement comment on raisonnait dans cette flotte et convenablement mesuré les bouleversements apportés par ce siècle de guerre, mais je me rends compte à présent que ça ne s’arrête pas là et qu’il y a bien pire. Bien pire que je ne le craignais au début.
Il finit par s’endormir sans avoir trouvé la réponse aux questions qui le tarabustaient.
Il se réveilla sans raison précise et inspecta sa cabine des yeux.
Quelqu’un le fixait, assis près de lui. Il plissa les yeux dans le noir et identifia la silhouette obscure. « Madame la coprésidente ?
— En effet. » La voix de Rione était calme, ce qui le rassura considérablement. « Constater que tu n’avais pas changé les codes d’accès à ta cabine pour m’en interdire l’entrée m’a beaucoup surprise. »
Il se leva en s’efforçant de chasser de son esprit les vestiges du sommeil. « T’en laisser le libre accès m’a paru une bonne idée.
— Je sais désormais ce que je t’ai dit l’autre nuit dans mon ivresse, John Geary. Ce que je t’ai balancé au visage.
— Que tu ferais tout ce qu’il fallait pour arrêter Black Jack Geary.
— Pas seulement, insista-t-elle.
— Que tu me tuerais s’il le fallait, reconnut-il. Peut-être suis-je convaincu qu’une telle menace est la bienvenue.
— Tu es très confiant, très naïf ou complètement stupide.
— Essaie “mort de peur”.
— De toi-même ? » Elle n’attendit pas la réponse. « J’ai appris qu’on t’avait fait une offre. »
Geary aurait aimé pouvoir déchiffrer son expression. Il s’était demandé si les espions qu’elle entretenait dans la flotte parviendraient à l’apprendre. « Que t’a-t-on appris d’autre ?
— Que tu avais répondu que tu y réfléchirais.
— Faux. Que ça n’arriverait jamais. Clairement et sans équivoque. »
Elle éclata de rire. « Ah, John Geary ! Tu ignores jusqu’à la première leçon qu’apprend tout politicien. Peu importe ce qu’on dit. Ce qui compte, c’est ce que les gens croient entendre. Quiconque t’offre de prendre le contrôle de l’Alliance ne t’entendra même pas dire “non”. » Elle s’interrompit. « Tu voulais parler. Tu es tenté, n’est-ce pas ?
— Ouais, admit-il. À cause des portails de l’hypernet.
— Tu ne te fies pas assez aux politiques pour leur divulguer l’existence de ces armes ? Je ne peux guère t’en blâmer. Moi-même je m’oppose à ce que le gouvernement de l’Alliance l’apprenne. Mais tu n’as pas non plus confiance en toi, n’est-ce pas ? C’est précisément pour cette raison que tu m’as confié le programme permettant d’augmenter l’énergie libérée par l’effondrement d’un portail.
— Peut-être est-ce toi qui devrais te faire dictateur.
— Je crois t’avoir amplement donné la preuve de mes défaillances humaines, John Geary. » Elle marqua une pause puis soupira. « Tu m’as parlé durement et j’ai reconnu la sincérité de tes paroles. À présent qu’une femme t’a donné raison, tu peux te permettre une bonne plaisanterie.
— Merci. Sans façon.
— Par mes ancêtres ! En aurais-tu enfin appris un peu plus long sur les femmes ? Pourquoi la flotte va-t-elle à Ixion ? »
Le coq-à-l’âne le prit de court. « Parce que, de toutes les mauvaises solutions envisageables, c’est encore la meilleure.
— Tu t’attends à ce que les Syndics nous y accueillent en force ?
— Ouais. Là et dans tout système stellaire auquel nous pourrions accéder. » Il rejeta les couvertures et se tourna vers elle. « Je ne jouerai pas éternellement de bonheur. Il s’en est fallu d’un cheveu à Daïquon. Nous aurions pu perdre autant de vaisseaux dans un champ de mines achevé, sans abattre un seul bâtiment syndic pour rétablir l’équilibre. Qu’est-ce que tes espions t’ont encore appris ? J’ai réellement besoin de savoir ce qui te revient aux oreilles.
— Casia et Midea ne mènent pas les officiers qui s’opposent à la perpétuation de ton autorité sur la flotte. Je n’ai pas pu découvrir l’identité du meneur, mais ils obéissent à quelqu’un d’autre. Bien qu’ils soient aux arrêts et gardés par des fusiliers, Numos et Faresa ont trouvé le moyen de faire passer des messages à leurs partisans. »
Ça n’aurait pas dû le surprendre. « Mais Numos et Faresa ne sont pas les meneurs non plus, n’est-ce pas ?
— Non. » La voix de Rione s’était comme altérée, plus tendue. « Et il te faut aussi savoir qu’un bruit court selon lequel je serais férocement jalouse de ta liaison avec le capitaine Desjani. »
Geary abattit le poing sur sa cuisse. « Ma liaison imaginaire. »
Rione s’accorda un instant avant de répondre. « Pour moi, la meilleure façon d’enrayer ces rumeurs est encore de cesser de t’éviter et de faire preuve de civilité envers Desjani. En outre, comme tu l’as fait remarquer, j’ai négligé mes devoirs. Si tu t’es vraiment montré honnête avec moi, mes conseils t’étaient précieux. Tu peux de nouveau compter sur eux.
— Merci. » Il hésita un instant, ne sachant trop comment formuler la question suivante, qui sautait pourtant aux yeux.
« Ce qui est fait est fait, déclara Rione d’une voix douce. Ce que je t’ai dit au début reste vrai… Mon cœur appartiendra toujours à un autre. Mais rien n’a vraiment changé. Même si mon mari est encore en vie, il n’en est pas moins perdu pour moi, et moi pour lui, autant que s’il avait trouvé la mort. Mes priorités iront désormais à l’Alliance. Je sais que tu as besoin de moi. »
Ça sonnait faux. « Madame la coprésidente…
— Victoria… »
Longtemps qu’elle n’avait plus été Victoria pour lui. « Victoria, j’ai besoin de tes avis et ta compagnie m’est précieuse. Je ne peux rien te demander de plus.
— Mon honneur est déjà compromis, John Geary. Dorénavant, je vais devoir faire ce qui me paraît le mieux. Et tu m’as manqué. Ce n’est pas seulement une affaire de devoir.
— Content de l’apprendre.
— Je n’ai pas voulu donner cette tournure impersonnelle à ma phrase. Veux-tu encore de moi ? Je ne suis pas ivre. J’ai… besoin de toi. »
Il la scruta dans la pénombre, ne distinguant qu’à peine la forme de son visage. Elle semblait sincère. Pourtant, si sa plus haute priorité était de sauver l’Alliance de Black Jack, Rione tiendrait autant à partager de nouveau sa couche. Elle savait qu’on lui avait fait la proposition qu’elle avait naguère prévue elle-même. Et qu’il était tenté. Était-ce une coïncidence si elle s’offrait de nouveau à lui le soir même du jour où le capitaine Badaya lui proposait la dictature avec l’appui de ce qu’il prétendait la majorité de la flotte ?
Tenait-elle honnêtement à lui, consentait-elle à faire tout ce qu’il fallait pour être prête à agir le moment venu, ou bien, politicienne sans scrupule assurant sa position de maîtresse d’un probable futur dictateur de l’Alliance, raccrochait-elle tout bonnement son wagon à sa motrice ?
Victoria Rione se leva ; ses vêtements tombèrent à ses pieds et elle franchit les quelques pas qui les séparaient puis se colla à Geary. Dès que leurs lèvres se trouvèrent, il se rendit compte que la réponse à cette question lui importait peu pourvu qu’elle fût dans son lit ; et, quand elle l’y plaqua pour le chevaucher, qu’il se moquait même qu’elle tînt un couteau dans sa main libre.
« À tous les vaisseaux. Parés à sauter. » L’étoile Daïquon n’était plus maintenant qu’un point scintillant à l’œil nu. La flotte, en formation Kilo Un depuis des jours, était préparée à tout pour son arrivée à Ixion. Du moins l’espérait-il.