Victoria Rion, assise dans le fauteuil de l’observateur sur la passerelle de l’Indomptable, regardait la manœuvre comme si elle n’avait jamais évité de s’y rendre entre-temps. Desjani l’avait accueillie courtoisement, non sans, selon Geary, une certaine inquiétude sous-jacente. Quant à Rione, il avait cru voir luire comme un éclair de triomphe dans ses yeux lorsqu’elle avait répondu au salut de Desjani. Mais sans doute était-ce le fruit de son imagination fiévreuse, remontée à bloc par l’appréhension de ce qui les attendait à Ixion.
« À toutes les unités de la flotte. Dès l’arrivée à Ixion, exécutez sur-le-champ les manœuvres préétablies et engagez le combat avec les vaisseaux ennemis à votre portée. Sautez ! »
Un peu moins de trois jours dans l’espace du saut avant d’atteindre Ixion. Pas une grosse affaire, sans doute, mais Geary s’aperçut que ces séjours lui déplaisaient de plus en plus. Compte tenu des risques encourus, il aurait préféré que ce transit par Ixion les rapprochât davantage de l’espace de l’Alliance. Au lieu de leur offrir une occasion de se reposer et de réfléchir, sans la menace d’une attaque imminente des Syndics suspendue au-dessus de leurs têtes, ces longs intervalles d’oisiveté lui faisaient chaque fois davantage l’effet d’une perte de temps ; les heures et les jours se traînaient lamentablement tandis que rien ne changeait hors du vaisseau. Rien ne change jamais hors du vaisseau dans l’espace du saut, c’est entendu, mais dorénavant ça le contrariait. Il aurait voulu agir. Affronter les Syndics, les vaincre une bonne fois pour toutes, découvrir la vérité sur ces intelligences extraterrestres que Rione et lui soupçonnaient de rôder de l’autre côté de l’espace syndic, et mettre un point final à cette guerre.
Savoir qu’il n’avait aucune chance de mener à bien tous ces projets dans l’espace conventionnel n’ôtait rien à sa frustration. Et il commençait à se rendre compte que, dans l’espace du saut, il rêvait plus fréquemment du passé et des gens, morts depuis beau temps, qu’il avait connus jadis. Se réveiller d’un rêve où l’on tient une longue conversation avec un vieil ami pour se rendre compte qu’on ne lui parlera plus n’est jamais très agréable. Pas dans cette vie, en tout cas.
Au moins n’était-il pas contraint de consacrer ces moments perdus à tenter épisodiquement, la conscience chargée, de localiser Victoria Rione pour essayer de découvrir ce qu’elle fabriquait. Elle venait tous les soirs dans sa cabine pour y passer la nuit ; sa façon de lui faire l’amour combinait à parts égales passion et désespoir. Mais quand elle n’était pas au lit avec lui, elle continuait de rester sur son quant-à-soi, sans jamais témoigner passion, désespoir ni rien d’autre.
Geary se changeait les idées en se passant des simulations, en tâchant de deviner ce qui les guetterait à Ixion et comment la flotte devrait y réagir. Mais ce n’étaient que pures spéculations et seule leur arrivée à Ixion lui apporterait des réponses.
L’heure de quitter l’espace du saut approchant, Geary tenta de concentrer son attention sur l’écran. Pour l’instant, celui-ci ne montrait que ce que contenaient les archives caduques qu’ils avaient piratées une douzaine de systèmes stellaires syndics plus tôt. Vieilles de plusieurs décennies, ces données décrivaient un système relativement prospère doté d’une planète proche de l’idéal abritant une population importante et des activités et installations extraplanétaires conséquentes. Destinées à des vaisseaux marchands, elles ne disaient strictement rien de ses défenses, à l’exception de quelques mises en garde traditionnelles les exhortant à se conformer soigneusement aux injonctions des autorités militaires si elles les contactaient.
« Quelque chose cloche, capitaine ? s’enquit Desjani.
— Je me demande ce qu’on va trouver, voilà tout, avoua Geary. Et pourquoi un système stellaire aussi riche ne bénéficie pas d’un portail.
— Peut-être une question de politique, répondit Victoria Rione depuis son fauteuil, d’où elle observait de nouveau tout ce qui se passait sur la passerelle. De nombreuses planètes de l’Alliance auraient aussi brigué un portail de l’hypernet, alors qu’on manquait de fonds pour les construire. Et, au-delà d’un certain point, leurs différences pratiques restent un facteur mineur. L’aptitude des politiciens à manœuvrer pour contrecarrer leurs rivaux prend dès lors le dessus. »
Desjani leva les yeux au ciel, commentaire muet trahissant ce qu’elle pensait des politiciens ; elle avait détourné le visage, mais Geary vit sa mimique et il s’efforça de rester de marbre, tout en hochant la tête en espérant que Rione seule y verrait une marque d’approbation.
« Prêts à sortir de l’espace du saut, annonça une vigie. Cinq… quatre… trois… deux… un… Émergence ! »
L’espace noir piqueté d’étoiles blanches remplaça la grisaille sur l’écran, et des alarmes commencèrent de clignoter à mesure que les senseurs de l’Indomptable repéraient des vaisseaux ennemis proches. Simultanément, Geary se retrouva plaqué à son fauteuil, les systèmes du croiseur de combat exécutant la manœuvre d’esquive préétablie pour éviter les champs de mines, tandis que sa proue obliquait vers le haut et que ses propulseurs principaux s’activaient si farouchement que les tampons d’inertie réussissaient difficilement à annuler tous les effets de l’accélération sur le vaisseau et son équipage.
La prochaine fois, les Syndics risqueraient d’implanter leurs champs de mines au-dessus du point de saut. Mais, ce coup-ci, quand Geary vit ses vaisseaux négocier un virage vers le haut aussi serré que le leur permettait la vélocité de la flotte, sa bouche se tordit en un rictus féroce. Les senseurs à large spectre scannèrent l’espace alentour et repérèrent les petites anomalies marquant les sites de mines furtives et d’un champ de mines sur la trajectoire que la flotte aurait adoptée si elle était sortie tout droit de l’espace du saut. Geary procéda mentalement à une rapide estimation et décida qu’elle n’aurait pas eu le temps de les éviter si elle en avait émergé à une plus haute vélocité.
Ignorant le reste du système stellaire, il se polarisa sur une zone d’un rayon de quelques minutes-lumière autour du point d’émergence. Il mit un bon moment à accepter ce qu’il voyait : le pire des cas qu’il avait envisagés n’aurait pas dû prendre cette forme, même s’il s’y était préparé. Exactement à l’autre bout du champ de mines, des vaisseaux syndics attendaient. Quatre cuirassés, six croiseurs de combat et huit croiseurs lourds, mais seulement trois croiseurs légers et une douzaine à peine d’avisos, dont la formation en disque concave se focalisait sur le centre du point de saut. Tous les vaisseaux réchappés du champ de mines auraient foncé sur ces bâtiments la tête la première, les boucliers encore affaiblis, avant même que leurs dommages ne fussent complètement colmatés, et encore moins réparés. Mais…
« Ils ne sont qu’à une minute-lumière et en position fixe par rapport au point de saut, hoqueta Desjani, stupéfaite.
— Ils ont vu le capitaine Geary enfreindre toutes les règles de l’art », fit sèchement observer Rione.
Desjani lui jeta un regard puis opina. « Le haut commandement syndic a déjà été témoin de nombreuses tactiques nouvelles, mais il ne les comprend pas vraiment. Exactement comme nous ne comprendrions rien à ce que nous aurions sous les yeux si les Syndics s’étaient trouvé un commandant au fait des méthodes du passé. Maintenant ils doivent penser que le seul moyen de nous vaincre est de recourir aux mêmes méthodes mais en les poussant plus loin que la flotte de l’Alliance.