» Les équipages les moins chevronnés sont donc les plus susceptibles de paniquer, de décider que les systèmes automatiques se trompent et de tenter de procéder eux-mêmes aux manœuvres. » Elle montra l’écran de la main. « Vous y avez vous-même assisté tout à l’heure. Admettre que les systèmes de manœuvre savent ce qu’ils font et comprendre ce qui risque d’arriver quand on s’y substitue peut parfois exiger un bon moment. C’est le second stade de l’apprentissage. Ceux qui vivent assez longtemps finissent par se rendre compte que les systèmes de manœuvre eux-mêmes peuvent faire des erreurs de calcul et souffrir de dysfonctionnements, et qu’il est parfois nécessaire de les remplacer manuellement. Mais il faut alors savoir s’y prendre, et c’est le troisième stade de l’apprentissage.
» Exact, capitaine ? demanda Desjani à Geary en souriant.
— C’était déjà vrai de mon temps. Il faut s’être longuement déplacé à 0,1 et 0,2 c pour cultiver les réflexes permettant de deviner correctement ce que font les systèmes automatisés. » Il montra l’écran à Rione. « Je parle de réflexes parce que cela doit aussi se produire au niveau subconscient. Le cerveau n’a pas le temps de réfléchir. Et même s’il l’avait, seul un imbécile tenterait de se substituer à eux en situation de combat, quand deux flottes adverses s’interpénètrent. Le temps de vous rendre compte que vous allez heurter quelque chose, la collision vous a déjà réduit en une boule de plasma.
— Merci, répondit Rione d’une voix plate. La réponse à votre question me semble alors couler de source. Ils pensaient que vous risquiez de conduire la flotte ici mais pas que ce serait votre choix le plus vraisemblable. Et sans doute le moins plausible à leurs yeux. Ils se sont contentés de laisser du monde au cas où, mais ils ne s’attendaient pas à affronter cette flotte. »
Geary regarda Desjani, qui hocha la tête. « Probablement. Mais pourquoi conclure à la destination la moins plausible ? »
Rione eut un grand geste du bras. « Parce que le grand Black Jack Geary a prouvé à plusieurs reprises qu’il ne regagnait pas directement l’espace de l’Alliance, déclara-t-elle avec emphase. Il se déplace prudemment, en s’efforçant d’éviter les objectifs les plus prévisibles pour leur préférer ceux que les Syndics ont le moins de chances d’envisager. »
Ça faisait sens. « Ils tenteront de deviner mes intentions en se basant sur les décisions que j’ai prises jusque-là, mais j’ai fait en l’occurrence un choix atypique.
— “Atypique” est un des qualificatifs qui conviennent, effectivement, déclara sarcastiquement Rione.
— Ça a marché, fit remarquer Desjani d’une voix tranchante, prenant aussitôt la défense de Geary.
— Mais nous ne pouvons pas espérer que ça se reproduise, répliqua Rione sur un ton tout aussi acéré. Comme vous pouvez le constater, le premier des avisos syndics se dirige déjà vers le point de saut. Il rapportera aux Syndics la position de la flotte et ils en déduiront qu’elle a opté pour un nouveau scénario.
— Oui, intervint promptement Geary pour interdire toute escalade. Vous avez raison toutes les deux. » Toutefois, ça n’avait l’air de satisfaire personne. « Je dois réfléchir à notre prochaine destination. Merci pour vos éclaircissements, mesdames. » Il se leva roidement, ankylosé. Il était assis depuis que la flotte était arrivée à Ixion.
Rione l’imita et l’accompagna hors de la passerelle. Elle attendit qu’ils fussent provisoirement isolés dans une coursive pour reprendre la parole. « Ça ne marchera plus.
— Je t’ai dit que je devais y réfléchir, répondit Geary plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité.
— Pas besoin d’y réfléchir bien longtemps. Je sais que T’negu est la prochaine étoile sur le trajet en ligne droite vers l’espace de l’Alliance. Si nous nous y rendons, cette flotte tombera dans un traquenard bien plus dangereux que celui que nous ont tendu ici ces malheureux imbéciles.
— Tu pourrais bien avoir raison.
— Mais j’ai raison ! Même si j’ignore tous ces menus détails sur les manœuvres de la flotte que tu partages si allègrement avec Tanya Desjani ! »
Il s’arrêta de marcher pour la scruter, l’œil noir. « Est-ce une allusion à la question de l’apprentissage ? Tu l’as posée et nous y avons répondu. Tu es censée désamorcer les rumeurs selon lesquelles tu serais jalouse du capitaine Desjani !
— Jalouse ? » Rione secoua la tête en souriant mais aucune trace d’humour ne pétillait dans ses yeux. « Pas vraiment. Je tiens seulement à te rappeler que le capitaine Desjani vénère jusqu’à l’air que tu respires. Ce qui influe sur ses conseils. Elle te croit incapable de te fourvoyer.
— C’est… » Geary maîtrisa sa colère. « Très bien. Je reconnais que je dois le garder à l’esprit. Mais je ne l’avais pas oublié. Pour l’heure, je te le répète, je n’ai pas encore décidé de notre prochaine destination. Attends au moins que j’aie pris une décision, je t’en prie, avant d’essayer de me convaincre de mon erreur.
— Avec plaisir. » Rione se passa la main dans les cheveux en soupirant. « Je n’essaie pas de jouer les emmerdeuses. Je m’inquiète. Cette pointe vers l’espace de l’Alliance s’est bien mieux passée que nous ne pouvions l’espérer. Toi aussi tu es surpris, n’est-ce pas ? Merci de l’admettre. La frontière entre l’assurance qu’exige la direction de cette flotte et une trop grande confiance en soi risquant de la mener à sa perte est très ténue. »
Constatant qu’elle ne montrait plus aucune trace de la colère ni du sarcasme de tout à l’heure, Geary lui répondit sur le même ton raisonnable : « Je peux le comprendre. J’ai besoin, je le sais, que quelqu’un de confiance me perce à jour.
— Quelqu’un qui te sait humain, souligna-t-elle.
— Je suis conscient de n’être pas le Black Jack Geary pour qui les gens me prennent.
— Je sais. Mais… » Rione fronça les sourcils. « Serais-tu jaloux de lui ? »
Ce fut une surprise totale. « Quoi ?
— Serais-tu jaloux de Black Jack, ce grand héros capable de remporter toutes les batailles ? Ne chercherais-tu pas à prouver que tu le vaux bien ?
— Non ! C’est grotesque !
— Vraiment ? » Elle le scruta quelques secondes. « Nombre de tes partisans les plus dévoués et même certains commandants idolâtrent Black Jack sans forcément te vénérer. Tout homme en éprouverait du dépit.
— Ces commandants savent désormais qui je suis. » Mais il ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Il prenait la mouche dès que le nom de Black Jack revenait sur le tapis ; à croire que l’homme qu’il était voyait un rival en ce héros mythique. « Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, je crois.
— Merci d’y avoir mis des réserves. Tout ce que je te demande, c’est de rester conscient qu’envier Black Jack pourrait fausser ton jugement. » Elle secoua la tête. « Je continue à croire que cette ruée vers l’espace de l’Alliance était périlleuse. Ça a bien marché jusque-là mais nous nous retrouvons à Ixion alors que les Syndics se rapprochent de nouveau de nous. Et je me demande si tu n’as pas en partie pris cette décision parce que c’est précisément ce qu’aurait fait Black Jack. »
Peut-être. Après tout, les commandants de la flotte s’étaient encore montrés réticents : ils aspiraient à des progrès plus sensibles sur le trajet du retour et, dans l’action, tenaient davantage à la vaillance qu’à la prudence. Il le savait et il leur avait donné satisfaction. « Je ne peux pas toujours faire fi des espérances et des aspirations de mes officiers, tu t’en doutes.