Выбрать главу

— En effet. Mais il leur faut un capitaine John Geary sensé et réfléchi, pas un héroïque Black Jack. » Elle recula d’un pas. « Pense à ce que je t’ai dit. Pour l’instant, je dois m’informer de l’état des vaisseaux de la République de Callas. On se verra ce soir si tout va bien.

— D’accord. » Il la regarda s’éloigner puis rebroussa chemin vers sa cabine. Aurais-je vraiment tenté de surpasser Black Jack ou de rivaliser avec lui ? Non. Si exaspérante que soit l’obligation de composer avec cette légende, elle m’a aussi conféré l’autorité dont j’avais besoin pour mener la flotte jusque-là. Je ne m’efforce pas de pressentir ce que ferait Black Jack. Non. Depuis que je suis aux commandes de cette flotte, je me suis plutôt efforcé de prévoir comment réagiraient les Syndics. Ils ont maintenant été suffisamment témoins de mes méthodes pour tenter à leur tour de deviner comment j’anticipe leurs réactions. Comment faire pour réussir à nous percer simultanément à jour, les Syndics et moi-même ?

Il faut que je prenne un autre avis. Mais de qui ? Duellos, Tulev et Cresida sont tous de bon conseil, mais ils raisonneraient en des termes trop familiers aux Syndics. Rione est certes une politicienne avertie, mais, s’agissant de prendre des décisions pour la flotte, elle a ses limites. Desjani… Rione a raison. Tanya Desjani ne me croit pas capable de prendre une mauvaise décision.

Qui reste-t-il ? Je ne peux pas demander leur avis à mes adversaires… D’ailleurs, les conseils de gens comme Midea, Casia, Numos et Faresa seraient sans valeur à mes yeux.

Ou Falco.

Falco.

Rione crierait au meurtre.

Mais je me demande ce que me conseillerait Falco. Sans doute est-ce un imbécile et un fou délirant… mais je suis en quête d’une opinion diamétralement opposée à celle qui me viendrait normalement…

Sept

« Comment se porte le capitaine Falco ? » s’enquit Geary sur un ton professionnel, sec et néanmoins empreint d’une certaine sollicitude pour un camarade et collègue. Il ne tenait pas à ce qu’on aille raconter partout qu’on l’avait entendu ironiser à son sujet.

Le médecin de la flotte se renfrogna légèrement à l’écran. « Il est heureux. »

Autrement dit, Falco continuait de divaguer. S’il avait été conscient d’être aux arrêts au lieu de commander la flotte, il aurait été fou de rage. « Est-il bien soigné ?

— On le maintient dans un état stable, répondit le médecin. Ce sont nos ordres et la procédure habituelle quand on ne peut pas contacter un parent susceptible de prendre une décision sur la poursuite du traitement. Nous empêchons son état d’empirer et nous veillons à ce qu’il ne devienne pas violent pour son entourage ni pour lui-même. Il passe le plus clair de son temps à imaginer les plans de campagne et les besoins logistiques de la flotte virtuelle à laquelle il a accès.

— La dernière fois que je me suis renseigné, les médecins de la flotte procédaient encore à des examens et à une évaluation du capitaine Falco. Pouvez-vous me dire s’il est ou non incurable ? demanda Geary, pas bien certain de vouloir connaître la réponse.

— Restez en ligne, je vais consulter son dossier. » L’image du toubib disparut, remplacée par un économiseur d’écran représentant les médecins de la flotte au travail. Geary s’efforça de ne pas se formaliser de son attitude, identique à celle qu’observaient déjà un siècle plus tôt, et sans doute depuis des millénaires, les hommes de l’art envers les profanes.

L’image du médecin daigna enfin réapparaître. « Un traitement est envisageable. Possible, dirais-je. En fonction de son état, corrigea-t-il. Nous pourrions réduire ses délires de façon conséquente, mais, compte tenu de ce que j’ai pu apprendre de son passé dans son dossier, le capitaine Falco souffrait d’une maladie mentale longtemps avant d’être confié à mes soins. Cet état lui est sans doute devenu coutumier, et se contenter de soigner physiquement le problème et le récent déni de réalité consécutif au stress ne modifierait en rien un processus mental profondément enraciné.

— Une maladie mentale ancienne ? Qu’il aurait développée pendant son internement dans le camp de travail syndic ?

— Non, non », rectifia le médecin sur le ton un tantinet agacé que témoigne sa profession envers tous ceux qui, n’ayant pas fait médecine, tentent d’en comprendre les arcanes. « Depuis longtemps. Avant même qu’il ne soit fait prisonnier par les Mondes syndiqués, le capitaine Falco se croyait le seul homme au monde qualifié pour commander la flotte de l’Alliance et gagner la guerre. Cet état est plus fréquent que vous ne l’imaginez, pontifia le toubib, oubliant manifestement qu’il s’adressait au commandant de la flotte.

— Vraiment ?

— Mais oui. Assez pour qu’on lui ait donné un nom plusieurs décennies plus tôt.

— Un nom ?

— En effet ! Le complexe de Geary. » Le médecin s’interrompit, fronça les sourcils et scruta attentivement son interlocuteur. « C’est bien vous, n’est-ce pas ?

— Oui, du moins la dernière fois que j’ai vérifié », répondit Geary en se demandant combien d’officiers de la flotte avaient souffert du complexe de Geary au cours d’un siècle de guerre.

Le médecin opina pensivement, non sans dévisager Geary comme s’il s’attentait à le voir délirer d’un instant à l’autre. « Eh bien, en ce cas, vous êtes bien placé pour comprendre de quoi je veux parler. »

Geary s’apprêtait à éclater de rire mais il se ravisa. Il n’avait aucun mal à imaginer ce que dirait Victoria Rione et elle aurait en partie raison. Il se croyait effectivement le mieux placé pour commander cette flotte. Non parce qu’il se faisait de ses compétences une idée mégalomaniaque et s’imaginait pouvoir la mener tout seul à la victoire, ni non plus parce qu’il cherchait à correspondre à la légende de Black Jack, mais dans la mesure où sa légende pouvait servir à en maintenir la cohésion, et l’entraînement qu’il avait subi par le passé et réintroduit à remporter ces victoires.

Je ne ressemble en rien à Falco et je n’en ai aucune envie. C’est ce qui nous sépare, précisément, qui me pousse à vouloir lui parler.

Il haussa finalement les épaules. « Peut-être, docteur. Mais je ne tiens pas particulièrement à commander cette flotte. Je n’ai pas d’autre choix. J’en suis l’officier le plus ancien et j’ai un devoir à remplir. »

Le docteur opina, l’air de ne pas chercher à contrarier un patient. « Bien entendu. Tous ont leur version personnelle : le devoir, la responsabilité de sauver l’Alliance et ainsi de suite. » Geary soupira ; il n’appréciait guère cette conversation un peu trop personnelle. « J’ai au moins celle de sauver des vies, docteur, et, si vous consultez les bases de données de la flotte, vous constaterez que je suis de loin son plus ancien capitaine. » Il avait été promu un siècle plus tôt. Promotion posthume, sans doute, puisqu’on le croyait mort à Grendel, mais le règlement de la flotte ne s’en préoccupait pas. Puisqu’il était réapparu en vie, son ancienneté subsistait. « Puis-je ordonner qu’on soigne le capitaine Falco ? De façon à lui faire recouvrer le sens des réalités ?

— Certes, puisque vous êtes le commandant de la flotte. Bien entendu, les autorités de l’Alliance devraient confirmer votre décision. »