Elle le dévisagea longuement sans mot dire. « Tu demandes à une politicienne ce qu’elle compte faire à l’avenir ? Mais… oui. Est-ce que tu me crois ?
— Je n’en sais rien.
— Tant mieux. Je t’ai déjà beaucoup appris sur les hommes politiques. Tu en auras besoin à ton retour. » Elle se leva et tendit la main. « Viens. Allons manger un morceau. En public. Ensemble. Tâchons de montrer à cette flotte que son héros est un homme heureux. »
Geary se leva à son tour ; il se sentait toujours épuisé. « Je peux tenter de passer quelques heures pour un homme heureux, j’imagine.
— Tu te débrouilleras très bien. » Elle sourit encore, mais différemment cette fois. « Et, à notre retour ici, nous tâcherons de nous rendre mutuellement heureux l’espace de quelques instants. »
En dépit de toute l’excitation que suscitait cette promesse, Geary aurait bien aimé savoir ce que Rione pensait réellement sur le moment.
« Décider de notre ligne d’action n’a pas été une mince affaire », déclara Geary alors que les images des commandants de la flotte commençaient de s’amasser dans la salle de conférence. La tension évoquait une veillée d’armes. Ses adversaires les plus évidents, tels les capitaines Casia, Midea et Yin, étaient prêts à bondir dès sa première allusion à une conduite qu’ils ne jugeraient pas assez agressive.
Ses alliés, les capitaines Duellos, Tulev, Cresida et leurs homologues, semblaient en revanche tout aussi inquiets de le voir proposer une stratégie qui, destinée à contenter ses officiers, mettrait sérieusement la flotte en péril. Il leur avait parlé à tous en tête à tête pour s’efforcer de les persuader qu’il allait mûrement y réfléchir. Il espérait les avoir convaincus.
Près de lui, le capitaine Desjani en personne concentrait toute son attention sur ses adversaires comme si elle avait été son garde du corps. Plus loin, vers le milieu de la table, la présence virtuelle de la coprésidente Rione siégeait parmi les commandants de vaisseau de la République de Callas et de la Fédération du Rift. Elle avait préféré assister ainsi à la réunion plutôt que s’y présenter physiquement, pour prouver aux vaisseaux de sa propre république qu’elle leur était toujours aussi dévouée. Mais Geary ne pouvait pas s’empêcher de se demander ce qu’elle avait tenu sous le boisseau lors de leur dernière conversation, si elle le soutiendrait, garderait le silence ou émettrait une opinion contraire lorsque s’ouvrirait le débat.
L’hologramme des étoiles s’activa. « Vous savez déjà quelles options s’offrent à nous. Si séduisante que paraisse T’negu, un traquenard nous y attendra certainement…
— Nous avons jusque-là parcouru sans trop d’encombre un trajet en droite ligne vers l’espace de l’Alliance, le coupa Casia.
— Et établi ce faisant une piste que les Syndics peuvent suivre les yeux fermés, rétorqua Duellos. T’negu est le site idéal pour de vastes champs de mines.
— Exactement mon opinion, dit Geary en clouant Casia à son fauteuil d’un regard noir avant que ce dernier ne reprît la parole. Les autres étoiles accessibles présentent toutes des défauts variés, à divers degrés de danger. Après mûre réflexion et consultation de certains de vos collègues, j’ai décidé que notre destination la plus propice était Lakota. »
Le capitaine Midea s’apprêta à intervenir puis ravala ses paroles en comprenant enfin ce que Geary venait d’annoncer. « Lakota ?
— Oui. » Qu’elle ait ou non le don de surprendre les Syndics, sa décision aurait à tout le moins stupéfait Midea. Pensée réconfortante : les espions de ses adversaires n’avaient donc pas réussi à découvrir ses projets plus tôt. « Une flottille syndic y gardera à coup sûr le portail de l’hypernet. Mais les Syndics regarderont notre irruption dans ce système comme si improbable qu’elle sera certainement trop faible pour nous arrêter.
— Pourrons-nous utiliser ce portail ? s’enquit une voix haletante.
— Ce n’est pas exclu », répondit Geary sur un ton égal. Il ne pouvait pas les laisser s’illusionner. « Mais nous savons qu’ils sont prêts à détruire leurs portails pour nous en interdire l’accès, et la flottille de Lakota en aura sûrement reçu l’ordre. Avec beaucoup de chance, nous la surprendrons avant qu’elle soit en position pour atteindre avant elle le portail. Mais ce serait vraiment jouer de bonheur. S’ils entreprennent de le détruire… » Il laissa la phrase en suspens, permettant à ses commandants de raviver leurs souvenirs de l’effondrement de celui de Sancerre.
« Nous pourrions toujours le charger pour tenter de les en empêcher, argua Yin.
— Je ne parle qu’en mon nom personnel, déclara le commandant de l’Audacieux, mais j’aime autant ne plus jamais me trouver près d’un portail de l’hypernet sur le point de s’effondrer.
— Moi non plus, renchérit celui du Diamant. Si l’Orion veut s’en charger, je lui laisse allègrement ma place. »
Yin jeta un regard noir aux deux autres commandants, mais elle eut le bon sens de comprendre qu’elle ne réussirait qu’à se ridiculiser davantage en déclenchant une algarade.
« Combien de Syndics pourraient-ils nous attendre à Lakota ? demanda le commandant de l’Écume de Guerre. Nous leur avons passablement nui lors des dernières batailles et nous avons pulvérisé leurs vaisseaux en construction avec les chantiers navals de Sancerre. Si la petite bande qui nous attendait à Ixion peut servir de point de comparaison, ils doivent maintenant cruellement en manquer.
— Rappelez-vous les pertes sévères que nous avons subies nous-même dans leur système mère, répondit sombrement le capitaine Tulev. Chaque perte infligée depuis lors aux Syndics n’a fait que compenser l’une des nôtres. »
Un silence lugubre s’abattit sur la salle de conférence. Nul ne chercha à nier les propos de Tulev.
« Mais les spatiaux de ces vaisseaux détruits étaient tous de jeunes recrues, fit remarquer le capitaine Neeson de l’Implacable. Jamais on n’aurait dû les envoyer au casse-pipe.
— En effet, déclara Duellos. Le capitaine Geary et moi en avons débattu et nous pensons que les Syndics estimaient notre irruption à Ixion hautement improbable et qu’ils ont donc dépêché les équipages les mieux qualifiés vers d’autres systèmes stellaires.
— Ce qui signifie qu’ils manquent de vaisseaux, ergota Neeson.
— Oui, mais dans la seule mesure où ils s’efforcent de conserver leur supériorité numérique dans plus d’un système stellaire, puisqu’ils ne savent pas exactement où nous émergerons la prochaine fois, souligna Duellos. Ils ont de plus en plus de mal à atteindre cet objectif, assurément.
— Et, avec un peu de chance, la force qui nous attendra à Lakota en pâtira, ajouta Geary.
— En avez-vous parlé avec le sénateur Rione ? » s’enquit Midea.
Geary lui jeta un regard impavide, tout en se disant que cette femme ressemblait de plus en plus à un commandant en chef syndic. « Bien qu’elle appartienne au Sénat de l’Alliance, son titre exact est coprésidente de la République de Callas, capitaine Midea. Oui, j’en ai parlé avec elle.
— Donc c’est d’elle que vient l’idée d’aller à Lakota ? »
Des dos se raidirent tout autour de la table. Geary n’eut aucun mal à juger de l’ampleur de la réaction. Il savait aussi qu’on venait de tendre à Rione la perche idéale si elle décidait d’élever des objections contre son plan durant la conférence. « Comme je l’ai déjà déclaré, la coprésidente Rione ne prend aucune décision concernant les mouvements de cette flotte, affirma-t-il fermement.