— Et toi ? Tu as de la chance ?
— Moi ? » Rione soupira. « Je me demande si mon mari ne serait pas une de ces lumières… ce que pensent de moi mes ancêtres… ce que nous réserve Lakota et ce qu’il adviendra de l’Alliance. Vivre à une telle époque et devoir affronter tous ces problèmes, tu trouves que c’est avoir de la chance, toi ?
— Plutôt de la malchance.
— Oui. Assurément. »
Au moins y avait-il toujours de la paperasse à remplir pour tuer le temps et le distraire de ses inquiétudes. Les textes effectivement imprimés étaient si rares, au demeurant, qu’il se demandait d’où venait ce mot de « paperasse ». Il parcourut un message du Furieux en fronçant les sourcils. Les documents administratifs concernant les transferts de routine du personnel de vaisseau à vaisseau n’étaient pas censés lui être adressés personnellement, même sous la forme de copies d’information. Si ça commençait, il ne tarderait pas à crouler sous les dossiers.
Puis il lut le nom inscrit sur l’envoi et appela le capitaine Desjani. « Je viens de recevoir une demande de transfert du Furieux et…
— Oui, capitaine. Je descends immédiatement vous en parler. »
Geary attendit l’arrivée de Desjani en se demandant ce qui pouvait bien encore se passer. Il lui fit signe de prendre un siège, où elle s’assit au garde-à-vous comme à son habitude. Depuis que la rumeur de leur liaison avait commencé de se répandre, il ne l’exhortait plus à se relaxer. Cette demande de transfert aurait-elle un rapport avec ces bruits ? « Ceci est l’ordre de transférer le lieutenant Casell Riva du Furieux au Bras de force. »
Desjani hocha la tête mais son expression ne s’altéra pas. « Sans doute un croiseur lourd lui conviendrait-il mieux, mais les besoins de la flotte restent prioritaires dans tous les cas.
— Je vois. » Faux. Je ne vois strictement rien. « Vous étiez au courant ?
— Le capitaine Cresida m’avait informée de son projet de transférer le lieutenant Riva, capitaine.
— Et vous n’y voyez aucune objection ?
— Je ne peux pas me préoccuper du sort des officiers des autres vaisseaux, capitaine. »
Geary s’efforça de ne pas montrer sa surprise. « Ce serait vrai en temps ordinaire. Je ne devrais pas m’en soucier non plus, sauf que, aux dernières nouvelles, vous espériez renouer avec le lieutenant Riva. » Depuis quand n’avait-il pas parlé de cela avec Desjani ? Il n’aurait su le dire. Tout ce temps consacré à sa relation avec Rione et à ses retombées affectives, sans rien dire des bruits qui couraient sur sa liaison avec Desjani. Il y avait bien trop longtemps, de toute évidence, qu’il ne s’était pas intéressé à la vie de celle-ci.
Desjani haussa les épaules. « La coprésidente Rione et moi avons certaines choses en commun, capitaine. »
Geary en conçut un grand étonnement.
Desjani avait dû le lire sur son visage. « Certains fantômes du passé, qui remuent d’anciennes émotions et laissent des blessures dans leur sillage, précisa-t-elle.
— Je ne comprends pas. Il me semblait que le lieutenant Riva et vous… »
Elle secoua la tête. « Le lieutenant Riva s’est pris d’un intérêt marqué pour un officier du Furieux et il a préféré agir en conséquence…
— Mais c’est…
— Oui, capitaine. Le capitaine Cresida l’a tancé vertement pour cette infraction à l’ordre et la discipline. C’est ainsi que je l’ai appris. Le lieutenant Riva n’avait pas jugé indispensable de m’informer de ce revirement. »
Manifestement, le lieutenant Riva n’était plus « Casell » pour Desjani, et Geary ne pouvait guère l’en blâmer. Enfer ! Et c’est moi qui lui ai conseillé de transférer Riva à bord du Furieux. « Désolé. »
Elle haussa de nouveau les épaules, comme indifférente. « C’est lui qui y perd, capitaine.
— Foutrement exact.
— Mais aussi très étrange, poursuivit Desjani en fixant un point derrière Geary. J’ai eu parfois l’impression que le lieutenant Riva avait passé tout son temps d’internement en hibernation. Il était resté le même, sa vie et sa carrière en suspens, comme figées là où elles s’étaient arrêtées lors de sa capture, exactement comme il était lui-même physiquement interné dans le camp de travail syndic. Hormis son âge, tout en lui restait identique à mon souvenir. » Elle s’interrompit pour réfléchir. « Dès qu’il a surmonté le choc de sa libération et celui de me retrouver en vie, mon propre changement a paru le perturber. Je n’étais plus le lieutenant qu’il avait connu et dont il avait gardé le souvenir durant sa captivité.
— S’il a pensé tout ce temps à vous, je m’étonne qu’il ne vous soit pas resté fidèle ensuite. »
Desjani eut un sourire sans joie. « Je n’ai pas dit qu’il était resté fidèle à mon souvenir, capitaine. Il y avait de nombreuses femmes dans ce camp. Le lieutenant Riva s’est autorisé de brèves aventures. Il me l’a avoué et je ne les lui ai pas reprochées, mais j’aurais dû me demander pourquoi toutes avaient été si éphémères.
— Vous le croyez jaloux ? s’enquit Geary. De vous, de votre grade de capitaine, du fait que vous commandez à votre propre vaisseau ?
— J’ai ressenti quelque chose de cet ordre. Constater que tant d’officiers plus jeunes étaient d’un grade supérieur au sien le rendait aigri. Je lui ai affirmé qu’il serait sans doute promu rapidement, mais il donnait l’impression d’y aspirer dans l’immédiat, de s’attendre à bénéficier d’une “accélération”, en quelque sorte, qui lui permettrait de regagner le temps perdu, de rattraper le retard qu’il avait pris sur le monde pendant son absence. » La bouche de Desjani se tordit. « L’officier du Furieux dont il s’est épris est un enseigne. Elle a tout juste la moitié de son âge.
— C’est souvent une méthode inélégante pour doper un amour-propre masculin, fit remarquer Geary. Bref, vous ne m’en voyez pas moins navré. »
Cette fois, Desjani sourit légèrement. « Je crois mériter mieux que lui, capitaine.
— Sans aucun doute. Merci, Tanya. Pardonnez-moi de vous avoir ennuyée avec cette affaire.
— J’apprécie l’intérêt que vous me portez, capitaine. » Le sourire de Desjani se fit contrit. « J’aurais dû me douter qu’il n’y avait pas place dans ma vie pour une liaison. J’en entretiens déjà une à plein temps avec un garçon nommé l’Indomptable, qui réclame toute mon attention.
— Je connais bien cette impression, lui affirma-t-il. Le commandement ne laisse guère de temps à une vie personnelle. Mais vous êtes un excellent commandant.
— Merci, capitaine. » Desjani se leva, tourna les talons pour sortir et pivota de nouveau sur elle-même. « Puis-je vous poser une question indiscrète, capitaine ?
— Vous en avez gagné le droit, fit observer Geary. Nous venons de parler de votre vie privée. Laquelle ?
— Comment est-ce que ça se passe entre vous et la coprésidente Rione ? »
Ne sachant trop quelle expression il devait afficher, Geary se résigna à sourire, non sans légèrement froncer les sourcils. « Bien, me semble-t-il.
— Je… Ça m’a un peu étonnée, capitaine. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle vous revînt. »
Il hocha la tête. « Moi non plus. »
Desjani hésita. « Vous tenez beaucoup à elle, capitaine ?
— Il me semble. » Il eut un bref éclat de rire. « Bon sang, je n’en sais rien. Je crois.
— Et elle ? Vous aime-t-elle ?
— Je n’en suis pas sûr. » S’il existait une personne à qui il pouvait s’en ouvrir, c’était assurément Desjani. « Je n’en sais rien. Elle ne donne guère d’indices sur ce qu’elle ressent.