Il calculait encore la trajectoire à adopter ensuite quand les quatre cuirassés vomirent leurs masses de métal solide qui accumuleraient de l’énergie cinétique durant leur trajet jusqu’à leurs cibles. Compte tenu de leur vélocité acquise, l’impact vaporiserait non seulement les cibles mais encore un vaste territoire alentour. Certes, des vaisseaux pouvaient les voir venir et procéder aux infimes modifications de cap permettant d’éviter des « cailloux » arrivant d’une distance de millions de kilomètres, mais, situées sur des objets célestes en orbite fixe, ces installations devaient observer une trajectoire prévisible, ce qui en faisait des cibles de tir forain depuis que l’homme combattait dans l’espace.
« À toutes les unités, ordonna-t-il. Virez de soixante-douze degrés sur tribord et de trois vers le bas à T seize. » Cette instruction ferait pivoter les vaisseaux sur place sans rompre les lignes des formations mais en leur attribuant une nouvelle direction : la face des pièces de monnaie regarderait désormais vers l’avant.
Desjani s’accorda quelques instants pour réfléchir. « Vous nous menez à mi-chemin des points de saut pour Brandevin et T’negu ?
— Je veux que les Syndics restent perplexes quant à notre objectif réel, expliqua-t-il en se levant. Prête pour une autre conférence stratégique ?
— Si vous pouvez les endurer, moi aussi. »
Elle le suivit hors de la passerelle, mais, au moment où il passait devant Rione, celle-ci se leva et lui emboîta le pas, s’interposant ainsi entre Desjani et lui. « Vous comptez assister physiquement à la réunion ? demanda-t-il, surpris en pleine réflexion alors qu’il se concentrait sur les choix qui s’offraient à lui.
— Peut-être, répondit-elle d’une voix coupante. J’aimerais savoir ce que vous allez leur dire, à moins que ce ne soit un secret.
— Très bien. »
Rione resta à ses côtés pendant le trajet, tandis que Desjani traînait les pieds derrière, bouche cousue.
« Que je compte attirer les Syndics loin de leur position près du portail. La trajectoire que nous empruntons les forcera à tenter de deviner notre destination réelle, pour ensuite conclure que nous nous contenterons de traverser le système avant de le quitter le plus vite possible.
— N’est-ce pas ce que vous avez réellement l’intention de faire ? insista-t-elle.
— Eh bien… oui. Mais si nous parvenions à les en éloigner suffisamment, nous pourrions foncer droit sur le portail. Ça restera une éventualité envisageable.
— Croyez-vous sincèrement qu’ils prendront ce risque ? » Rione cachait mal son scepticisme.
« Peut-être. Sinon nous irons à Brandevin. »
Le logiciel de la conférence avait déjà agrandi la salle de réunion et la plupart des commandants de la flotte étaient présents. Quand Geary prit place en tête de table, quelques bannières d’avertissement flottaient devant ses yeux, lui rappelant qu’en raison de la grande dispersion de la flotte, les temps de réponse des vaisseaux les plus éloignés seraient obérés de retards significatifs.
« Bienvenue à Lakota, déclara-t-il, non sans se rendre compte qu’il lui faudrait trouver un autre préambule à ces conférences. Apparemment, nous avons encore devancé les Syndics.
— Pourquoi ne piquons-nous pas vers le portail ? » s’enquit le capitaine Casia.
Las d’être sans arrêt interrompu par cet homme, Geary se contenta de se lever pour le fixer jusqu’à ce que l’autre commençât à trépigner. « À l’avenir, capitaine Casia, j’apprécierais que vous attendiez de m’avoir entendu exposer notre plan avant de le commenter, déclara-t-il d’une voix aussi dénuée d’émotion que possible. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Je ne faisais que…
— Me suis-je bien fait comprendre, capitaine Casia ? N’ai-je pas été assez clair ? » Oh que oui… Black Jack Geary était parfaitement capable de parler sur ce ton. Quelque part, ça faisait même un bien fou. Il devait seulement veiller à ne pas dépasser les limites qu’aurait tolérées John Geary.
« Je vous ai très bien compris. » Le visage de Geary se durcit et Casia ajouta : « Capitaine.
— Merci. » Geary regarda de nouveau devant lui en s’efforçant de renouer le fil. « Ce système n’héberge qu’une petite flottille syndic, assez forte toutefois pour détruire ce portail si nous chargions droit sur lui alors qu’elle a pris position à proximité. Tant qu’elle restera là, nous n’aurons aucune chance d’y accéder. »
Il montra d’un geste l’hologramme où scintillait une représentation de la flotte de l’Alliance, dont la longue trajectoire décrivait une parabole traversant tout le système vers un objectif de l’autre côté de l’étoile, à mi-chemin environ des deux points de saut. « Si nous ne réussissions pas à les en écarter, il nous faudrait encore emprunter un point de saut. Auquel cas nous irions à Brandevin. » Cette étoile se trouvant sur le trajet de l’espace de l’Alliance, cette déclaration fit éclore quelques sourires. « Mais nous devons aussi alimenter l’incertitude des Syndics en leur laissant croire que nous risquons de sauter plutôt vers T’negu.
— Ils n’abandonneront pas le portail, fit remarquer le capitaine Tulev. Ils ont certainement reçu l’ordre de nous en interdire l’accès par tous les moyens.
— Sans doute, convint Geary. Mais, s’ils étaient convaincus que nous visons un point de saut et que nous leur laissions entrevoir une ouverture assez séduisante, il resterait une petite chance pour qu’ils prennent le risque de nous attaquer. »
Le capitaine Tyrosian tiqua en bout de table. La dernière fois que Geary avait eu besoin d’un appât, il s’était servi d’un des auxiliaires. Quand Tyrosian saurait qu’il comptait cette fois mettre les quatre en péril, elle en serait encore plus contrite.
Geary modifia l’hologramme flottant au-dessus de la table et zooma sur la représentation de la flotte de l’Alliance. « Les Syndics savent d’ores et déjà qu’Écho Cinq Cinq se compose de quatre de nos auxiliaires et de nos bâtiments les plus endommagés. J’ai disposé nos formations de manière à laisser Cinq Cinq à l’arrière-garde. À la traîne de la flotte. Pendant notre traversée du système, elle perdra encore du terrain sur nous comme si elle était incapable de tenir le rythme.
— Dans quelle mesure ? » demanda le capitaine Midea. Son attitude avait légèrement changé, nota Geary. En l’absence d’une menace immédiate, elle s’était montrée extrêmement odieuse, mais, maintenant que les Syndics étaient rassemblés en force, elle faisait montre d’un plus grand professionnalisme et se préoccupait davantage d’affronter l’ennemi que de se prendre le bec avec son supérieur.
« Cinq Cinq restera toujours à portée du soutien de la flotte, lui affirma-t-il.
— En ce cas les Syndics ne goberont pas l’hameçon, objecta-t-elle. Cinq Cinq devra rester assez loin du corps principal pour que celui-ci n’ait pas l’air en mesure de lui porter secours. »
Duellos toisait Midea ; Casia lui fit les gros yeux et Cresida hocha la tête. « Elle a raison, capitaine. »
Geary secoua la sienne. « Je ne peux pas prendre le risque de…
— Le Paladin peut combattre, insista Midea. Postez-le à l’arrière avec l’Orion, le Majestic et le Guerrier. Ajoutez les vaisseaux de la septième division et nous aurons une formation de sept cuirassés. Assez pour affronter la flottille syndic. »