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— Ça me paraît vraisemblable, convint Geary. Nous ne devons pas oublier cette force, mais nous ignorons quand elle déboulera. Toutefois, nous devrions être très loin du point d’émergence d’Ixion quand elle surviendra. Autre chose ?

— Les stocks de minerai brut des auxiliaires sont en voie d’épuisement, déclara le capitaine Tyrosian avec une visible réticence, comme si elle répugnait à attirer l’attention sur sa personne et l’état de ses bâtiments. Mais nous disposons de nouvelles cellules d’énergie et de nouvelles munitions transférables sur les vaisseaux de combat.

— Pouvons-nous prendre le risque de procéder à ces transferts sous l’œil des Syndics ? » demanda Tulev.

Geary appuya sur quelques touches et vérifia de nouveau la condition de ses vaisseaux de combat. Pas géniale mais convenable. « Procédez déjà à celui des parts attribuées aux vaisseaux de Cinq Cinq, ordonna-t-il à Tyrosian. Cette activité justifiera le retard que vous prendrez sur le reste de la flotte et soulignera peut-être davantage votre vulnérabilité. Deux escadrons de destroyers s’emploient à arraisonner des transports syndics de minerai non loin de la trajectoire que nous avons adoptée, capitaine Tyrosian. Nous espérons les intercepter et vous permettre ensuite de transborder une partie de leur cargaison dans les soutes de vos auxiliaires. »

C’était tout, croyait-il, mais Midea reprit la parole. « Si vous tenez à présenter un appât séduisant aux Syndics, capitaine Geary, transférez-vous donc à bord d’un des vaisseaux de l’arrière-garde en veillant à les en tenir informés. Cette chance d’éliminer Black Jack Geary devrait leur paraître infiniment séduisante. »

La suggestion contenait une grande part de vérité. D’autant qu’il demandait à d’autres de risquer leur vie en jouant les chèvres. Mais la clef de l’hypernet syndic est sur l’Indomptable. Un tas de gens l’ignorent encore, mais je suis au courant. Je dois rester à son bord. Se sentirait-il soulagé qu’elle lui offrît une échappatoire ? Tout bien pesé, l’Indomptable ne serait pas nécessairement plus sûr qu’un vaisseau de l’arrière-garde, mais le croiseur de combat et son équipage lui étaient familiers ; les seules présences vraiment familières dans cet univers, au demeurant, un siècle après avoir été arraché à sa propre époque. Sans doute était-ce une faiblesse de sa part, mais il ne tenait pas à revivre les tourments de l’adaptation à un nouvel environnement, du moins tant que la bataille menacerait et qu’il lui resterait tant de questions à régler : deux bonnes raisons de rester à bord de l’Indomptable, et dont il refusait opiniâtrement de débattre pour le moment. « Merci pour la suggestion, capitaine Midea, mais il me semble que je commanderai plus efficacement à cette flotte depuis l’Indomptable et son corps principal. »

À sa grande surprise, Midea afficha un sourire triomphal comme si elle était parvenue à ses fins. Ses paroles suivantes en donnèrent la preuve : « La flotte est-elle réellement dirigée plus efficacement par un commandant qui prend des décisions pour de mauvaises raisons ? » Desjani lui jeta un regard assassin.

Geary secoua la tête. « Expliquez-vous, capitaine Midea. » Elle haussa les épaules. « Nous sommes tous conscients que vous avez d’excellentes raisons de refuser de quitter… l’Indomptable », déclara-t-elle en appuyant ironiquement sur le nom du vaisseau, comme si elle faisait allusion à tout autre chose.

Desjani rougit de colère et Geary comprit où Midea voulait en venir. Néanmoins, s’ils tenaient à démentir ces insinuations malveillantes, Desjani ou lui-même devraient aborder le chapitre des rumeurs courant sur leur prétendue liaison.

Le ton de Desjani n’était pas moins brûlant que ses joues. « Je ne…

— Sauriez-vous quelque chose que j’ignore, capitaine Midea ? Ou bien est-ce à moi que vous faites allusion ? » La voix de Rione, aussi froide que celle de Desjani était ardente, avait retenti dans la salle de conférence, tranchante comme un sabre de glace.

Par son uniforme impeccable et son comportement Midea évoquait sans doute un commandant en chef syndic, mais il émanait de la coprésidente Rione la même autorité glacée et hautaine que celle que lui avait connue Geary à leurs premières rencontres. « Intimidante » n’était même pas le terme adéquat pour la décrire en de pareils moments.

De toute évidence, Midea l’avait également senti et elle cherchait désespérément un moyen de se soustraire à l’obligation d’éclaircir ses sous-entendus. Casia la foudroyait du regard, image même de l’officier supérieur dont la subalterne vient de royalement se planter. Geary constata avec agacement que ses plus proches alliés parmi les officiers, Duellos, Tulev et Cresida, assistaient sans mot dire à l’embarras de Midea, en cachant mal leur satisfaction. Aucun n’essayait de changer de sujet de conversation, quand la poursuivre n’engendrerait qu’un plus grand mécontentement.

Heureusement, le capitaine Badaya intervint. « Tout officier de cette flotte est probablement conscient que le capitaine Geary a su créer une excellente relation de travail avec le commandant de son vaisseau amiral, déclara-t-il sur le ton d’un professeur débitant une leçon que ses élèves devraient déjà savoir. C’est là une entente aussi importante que bénéfique. On comprend aisément pourquoi il ne tient pas à la rompre, pour s’efforcer d’en recréer une autre au moment où la flotte s’apprête à livrer un combat dans un système stellaire ennemi. »

En même temps qu’elle interdisait toute mise en doute, l’affirmation de Badaya avait un autre mérite : elle était l’expression de la vérité la plus absolue. Elle offrait aussi à Midea une porte de sortie, qu’elle s’empressa d’ailleurs d’emprunter. « Bien évidemment. Je suggérais seulement que le commandant de la flotte bénéficierait peut-être d’une rupture de cet arrangement, mais, comme vous venez de le dire, ce n’est sans doute pas le meilleur moment. »

Toute la tablée eut l’air de se détendre, mais Geary surprit le regard glacial que Rione décochait à Midea. Il réussit à capter l’attention de la coprésidente pour lui faire silencieusement comprendre qu’il préférait qu’elle laissât glisser. Son expression le glaça intérieurement, puis Rione parut se radoucir.

« Ce sera tout ! ajouta-t-il hâtivement. Si jamais les Syndics refusent l’appât que nous leur tendons, nous ne sommes plus qu’à un peu moins de sept jours du point de saut pour Brandevin. Veillons au grain et tenons-nous prêts à réagir. Merci. »

Presque toutes les images virtuelles disparurent au bout de quelques instants, mais Badaya s’attarda juste le temps nécessaire pour lui faire, crut-il, un clin d’œil discret. Geary se tourna vers Desjani après son départ en espérant qu’elle n’en avait rien vu. « Je suis désolé, capitaine Desjani.

— Ce n’est pas votre faute, capitaine, répondit-elle fermement. Permission de regagner la passerelle ? » Elle se hâta de quitter la salle et passa devant Rione en raidissant l’échine.

Ne restaient plus que cette dernière et la présence virtuelle de Duellos, lequel inclina respectueusement la tête vers Rione puis se tourna vers Geary. « Navré. Ma petite plaisanterie vous a encore compliqué la tâche.

— Ouais, j’avais remarqué. N’oubliez pas que, au cas où je trouverais la mort et où vous hériteriez du commandement de cette flotte, mon esprit continuerait de vous observer et de s’amuser de vos démêlés avec ces gens. »

Duellos eut un léger sourire. « Je m’en souviendrai. Savoir votre esprit en train de me surveiller, même pour son seul amusement, me réconforterait peut-être. » Son sourire s’évanouit, remplacé par une mine soucieuse. « Tout ne vous semble-t-il pas un tantinet trop calme ?