Elle le regarda comme en s’excusant. « Non, capitaine. » Elle montra la planète habitée. « Toutes les installations militaires de ce système ont certainement reçu des instructions de leurs autorités supérieures, et les Syndics obéissent servilement aux ordres », déclara-t-elle péremptoirement. Il existait assurément une grande différence entre la flotte actuelle de l’Alliance et celle des Syndics. En sa qualité de commandant en chef, Geary avait consacré une bonne partie de son temps à tenter de persuader (avec un succès mitigé) ses commandants de vaisseau qu’obéir aux ordres pouvait se révéler fructueux. Le côté ironique de cette affaire, à ce stade du conflit, c’était que le contrôle rigide exercé par les Syndics sur leurs subordonnés et la ruée au combat bille en tête de l’Alliance se soldaient par un résultat identique : les deux camps optaient pour des chocs sanglants et irréfléchis.
« Je crains que la coprésidente n’ait eu raison, répondit-il. Cette fois, ils n’engageront le combat que quand ils se sentiront fins prêts.
— Très vraisemblablement », convint Desjani. Ce qu’elle avait connu dans la flotte fit fugacement éclore sur son visage une moue de dédain pour cette conception si intellectuelle du combat, puis elle se rappela que Geary avait précisément tenté d’inculquer cette méthode à ses commandants. « Soit ils ont retenu la leçon, soit ils commencent à réfléchir, non ?
— Ça y ressemble. À moins que leur confiance en eux n’ait été dangereusement rabattue de quelques degrés. » Quoi qu’il en fût, c’était mauvais signe.
« Il faudra bien qu’ils nous combattent au point de saut pour Brandevin. »
Restaient encore douze heures avant la jonction avec la flottille syndic qu’ils avaient désignée sous le nom de code Bravo, du moins si nul ne bronchait entre-temps. Elle avait adopté une formation parallélépipédique depuis son irruption et ne semblait vouloir en démordre par aucun signe. Mais, douze heures avant le contact, il était encore trop tôt pour qu’elle cherchât des noises à la flotte de l’Alliance.
Geary se repassa l’inventaire des fournitures de la flotte et procéda à des projections portant sur la quantité des cellules d’énergie que pourraient fabriquer les auxiliaires avec les matériaux dont ils disposaient, puis à des simulations de leur répartition.
Insuffisant.
Le niveau des réserves de minerai était bas et le stock de missiles spectres allait de réduit à médiocre, mais au moins les charges de mitraille étaient-elles à leur maximum. Guère surprenant, dans la mesure où ces billes métalliques étaient assez faciles à fabriquer.
Les réserves de vivres étaient convenables, mais elles poseraient également un problème à un moment donné si l’on ne parvenait pas à se réapprovisionner. Certes, ce qu’on avait apporté de l’Alliance était consommé depuis longtemps, et la flotte survivait désormais en grande partie sur les rations syndics pillées dans leurs installations désaffectées ou dans les entrepôts de Sancerre. Ce qu’on avait récupéré à Sancerre était mangeable, du moins pour de la cuisine syndic, mais, quand ce serait épuisé, il ne resterait plus que des rations syndics qu’eux-mêmes avaient jugé indignes d’être embarquées en abandonnant leurs installations. Geary y avait goûté et avait eu le plus grand mal à avaler, alors qu’il était habitué à la saveur quelque peu douteuse des rations militaires. Elles vous maintenaient en vie, mais c’était là leur seule qualité.
« Délai estimé avant engagement : douze heures. Veillez à ce que vos équipages se reposent le plus possible », ordonna-t-il à ses commandants avant de quitter la passerelle pour feindre d’aller lui-même se reposer.
Cinq heures avant interception.
« Ils accélèrent, capitaine, annonça Desjani d’un air contrit. Pour nous devancer au point de saut de Brandevin. Ils ont commencé une heure plus tôt, mais nous venons seulement de nous en apercevoir. Nous pourrions dépêcher quelques croiseurs de combat pour tenter malgré tout d’opérer le contact avant qu’ils ne l’atteignent, mais la flotte tout entière ne pourra pas accélérer suffisamment pour y parvenir. »
Envoyer des croiseurs de combat sans soutien vers la formation syndic ? Certes, il pouvait leur adjoindre quelques croiseurs légers et quelques destroyers, mais les croiseurs de combat n’en resteraient pas moins débordés par la puissance de feu ennemie. « Non. Nous ne pouvons pas leur faire prendre ce risque. »
Desjani se raidit, manifestement piquée dans son orgueil. « Capitaine, les croiseurs de combat sont fiers de leur rôle de force de frappe rapide de la flotte. Nous pourrions mitrailler très vite l’ennemi, et de manière répétée, en attendant que la flotte les rattrape. »
Nous. Évidemment. L’Indomptable était lui aussi un croiseur de combat. « J’apprécie la suggestion, capitaine Desjani, mais en l’occurrence, pour que cette manœuvre prît un sens, nous devrions détourner la flottille syndic de sa trajectoire présente. Nos croiseurs de combat n’ont pas assez de puissance de feu pour s’opposer à une force de l’envergure de Bravo. » Il se pencha pour poursuivre à voix basse : « Vous savez parfaitement qu’il me serait impossible d’envoyer l’Indomptable avec ce détachement. C’est le vaisseau amiral et il transporte un atout majeur. » Il faisait allusion à la clef de l’hypernet syndic, dispositif dont l’impact sur le conflit serait décisif s’il parvenait à le ramener dans l’espace de l’Alliance.
Tous les vaisseaux de la flotte avaient sans doute leur importance, mais certains en avaient plus que d’autres. En raison précisément de cette clef, l’Indomptable restait le plus indispensable.
Desjani en était consciente et ne pouvait guère élever d’objections, aussi se contenta-t-elle d’acquiescer d’un hochement de tête, sans toutefois cacher son mécontentement.
Ne leur restait plus qu’à attendre et regarder la flottille syndic gagner la première le point de saut. Elle avait parfaitement minuté la manœuvre, sans leur laisser le temps de réagir. Mais, quand les deux flottes se rejoindraient pour combattre, Geary se faisait fort d’enseigner aux Syndics quelques rudiments sur le minutage des manœuvres destinées à déstabiliser l’ennemi.
À sa vélocité de 0,1 c, la flottille ennemie couvrait trente mille kilomètres par seconde. À l’échelle de la surface d’une planète, une telle vitesse serait inconcevable. Relativement aux dimensions, même moyennes, d’un système stellaire comme celui de Lakota, dont le diamètre orbital de la planète extérieure officielle la plus éloignée équivalait environ à dix heures-lumière, soit à peu près onze milliards de kilomètres, les vaisseaux donnaient l’impression de ramper sur fond de ténèbres piqueté d’étoiles. Geary s’était souvent demandé comment les gens pouvaient le supporter au début du vol spatial, quand les vaisseaux étaient encore incapables d’atteindre des vélocités d’un dixième de c et qu’il leur fallait des semaines, des mois ou même des années pour gagner une planète ou une lune de leur propre système stellaire. Mais eux-mêmes avaient sans doute du mal à comprendre qu’il avait naguère fallu autant de temps pour traverser un continent.
« Si vite qu’on aille, ce n’est jamais assez », marmonna-t-il.
À sa grande surprise, cette remarque parut prendre Desjani de court. « Si la flotte pouvait faire mieux, capitaine…
— Pardon. Il ne s’agit pas de la flotte. Elle fait des prodiges, comme d’habitude. Non, je parlais seulement des gens.