Le regard de Yin se posait un peu partout sauf sur Geary. « Non. Non, capitaine. »
Si seulement il avait pu la forcer à descendre dans la salle d’interrogatoire du renseignement de l’Indomptable pour vérifier la réaction des senseurs à une pareille réponse… Geary était déjà persuadé qu’elle mentait. Duellos avait entièrement raison… Tant les mots employés que la ligne d’action proposée évoquaient Numos. Certes, ce dernier aurait formulé sa proposition avec un rictus de supériorité hautain plutôt qu’en manifestant l’anxiété de Yin, mais Geary le soupçonnait de jouir d’une plus grande expérience du mensonge intéressé.
Numos œuvrait encore contre lui en dépit de son arrestation et de sa déchéance ; si Geary avait eu besoin d’une confirmation, on venait de la lui fournir.
« Je déconseille fermement d’adopter la proposition du capitaine Yin, déclara Duellos sur un ton détaché hautement professionnel. Comment pourrions-nous être certains de retrouver vaisseaux endommagés et auxiliaires ? Certes, cette formation pourrait parfaitement se passer de nous puisqu’elle disposerait de toute la capacité de réapprovisionnement de la flotte, et même regagner seule l’espace de l’Alliance ; encore que j’exprime là une opinion purement théorique, car je suis bien certain que le capitaine Yin n’envisagerait jamais d’abandonner le reste de la flotte. Bien sûr, celle-ci se battrait à mort et les forces syndics susceptibles d’organiser rapidement une poursuite des vaisseaux qui nous auraient devancés à Ixion seraient certainement réduites. Mais cela reste, comme je l’ai dit, une question théorique. Jamais je ne songerais à prêter une telle intention à un officier de la flotte. »
Yin, à présent pâle comme la mort, fixait Duellos. L’accent qu’il avait mis sur son nom suggérait clairement qu’un autre officier affecté à cette formation risquait de tenter d’abandonner la flotte. Certes, Numos était toujours aux arrêts à bord de l’Orion, mais combien de temps resterait-il à l’isolement si ce vaisseau était détaché du reste de la flotte ?
Et, bien qu’il eût exhorté Cresida à présenter des excuses, Geary savait pertinemment que Numos filerait comme un lapin s’il se retrouvait aux commandes de cette formation, des auxiliaires et de leurs réserves.
Tout le monde se taisait. Rione jeta un regard impatient à Geary et secoua la tête comme pour lui rappeler qu’une conférence stratégique était en cours.
Geary étudia les visages autour de la table et s’aperçut avec soulagement que la suggestion du capitaine Yin ne recueillait de toute évidence qu’un soutien limité. « Merci, capitaine, déclara-t-il platement. Je pense qu’il serait malavisé d’adopter votre proposition. Cette flotte ne se scindera pas et ses vaisseaux regagneront tous ensemble l’espace de l’Alliance. » C’était ce qu’il fallait dire, constata-t-il instantanément au vu des expressions de ses officiers. « Je sais que le sacrifice du Paladin et du Renommé vous a tous marqués. Détruisons encore de nombreux bâtiments syndics en l’honneur de ces vaillants vaisseaux. » À faire ainsi l’éloge du Paladin il se sentait un peu hypocrite, mais son équipage était mort courageusement. On n’avait pas le droit de le mépriser pour la trahison de son commandant. « Mais retenons aussi la leçon qu’il nous a enseignée. Ensemble nous pouvons détruire les Syndics. Renoncer à la cohésion, c’est leur permettre de nous écraser. » La vision de la perte du Paladin restant encore vivace dans les mémoires, nul ne semblait enclin à en disconvenir, mais le capitaine Armus du cuirassé Colosse fixait l’hologramme en plissant le front comme s’il réfléchissait encore. « Capitaine Geary… Cette nouvelle force syndic, celle qui nous est supérieure en nombre… elle pourrait nous intercepter avant le point de saut pour Ixion.
— C’est exact, du moins si nous conservions la même trajectoire et la même vélocité. Nous allons nous efforcer de lui interdire toute tentative d’interception. Elle se trouve à cinq heures-lumière de nous, si bien qu’elle ne saura pas que nous nous prenons cette direction avant cinq heures. Nous procéderons en route à quelques ajustements minimes, juste ce qu’il faut pour plonger dans la confusion toute entreprise de cet ordre conduite par une force syndic réagissant avec plusieurs heures de retard. »
Armus hocha la tête avec réticence. « Mais que ferons-nous si elle y parvient malgré tout ? Surtout si une flottille Bravo encore intacte se trouve aussi en mesure de nous barrer la route ? »
Tous regardèrent Geary, guettant sa réponse au pire scénario imaginable. Ignorant encore comment seraient disposés les Syndics, il ne pouvait guère leur fournir une explication détaillée ; les formations qu’ils adopteraient et une multitude de facteurs plus ou moins importants pouvaient jouer sur sa réponse. Mais il s’aperçut qu’il pouvait à tout le moins leur donner un éclaircissement : « Ce que nous ferons ? Nous nous battrons comme de beaux diables, capitaine, et nous nous leur ferons regretter de nous avoir rattrapés. »
Tout le monde restant coi, il hocha courtoisement la tête. « Ce sera tout ? Capitaine Casia, capitaine Duellos, veuillez vous attarder quelques instants avec moi, s’il vous plaît. » Les images des autres officiers s’effacèrent rapidement, ne laissant que celles de Casia et Duellos se défiant du regard de part et d’autre de la table. Desjani était encore présente, mais elle avait reculé hors champ pour laisser plus d’intimité à Geary et aux deux autres commandants. Assise à sa place, Rione se contentait d’observer. « Capitaine Casia, déclara Geary sur un ton officiel, toutes mes sympathies pour la perte du Paladin, qui appartenait à votre division. » Casia, qui donnait l’impression de brûler du désir de reprocher cette perte à Geary, se borna à hocher sèchement la tête. « Ce sera tout. » Casia parti, Duellos poussa un soupir. « Il se demande probablement si la mise au rebut d’un canon faussé comme le capitaine Midea valait la perte du Paladin.
— Sûrement. Mes condoléances pour le Renommé.
— Merci. » Duellos secoua la tête. « C’est souvent une pure question de chance, pas vrai ? Ou de malchance, en l’occurrence. J’aimais le Renommé, son commandant et son équipage. Cesser de me demander pourquoi il n’est plus dans ma formation exigera un bon moment. » Il soupira. « Fort heureusement, la majeure partie de son équipage s’en est tirée. C’est déjà ça. » Il salua. « Espérons que ça n’empirera pas.
— Toutes mes prières abondent dans ce sens. » Geary lui rendit son salut et Duellos se retira.
Desjani rejoignit Geary après la disparition de Duellos, non sans s’excuser du regard auprès de Rione, qui resta assise à la regarder faire. « Je voulais vous dire, capitaine… J’ai bien vu à quel point le spectacle de la fin du Renommé vous éprouvait… Après Grendel… »
Geary opina du chef. Desjani avait compris, bien entendu. « Ouais. Il a effectivement ravivé de très mauvais souvenirs. » Il s’interrompit, comme pour les ranimer. Pour lui, cette bataille ne remontait qu’à six mois, alors qu’elle datait d’un siècle pour Desjani, Rione et les autres spatiaux de la flotte. « J’ai dû y donner le même ordre. “Que tout le personnel non critique gagne les modules de survie.” Un ordre pour le moins difficile. Mon second a refusé de partir. Elle a prétendu que sa présence était essentielle. »
Il n’avait aucun mal à la revoir tant ses souvenirs restaient frais. Le capitaine de corvette Décala. Un excellent officier refusant de quitter son poste, le regard résolu mais à la torture. « Je lui ai ordonné de partir. Un ordre direct, adressé personnellement. Elle a refusé. » Il prit une profonde inspiration ; tout lui revenait, souvenirs et impressions. « Je lui ai affirmé qu’on aurait besoin d’elle. Que l’Alliance aurait l’usage de bons officiers pour se défendre contre les Syndics et riposter à cette agression traîtresse. Que son devoir exigeait d’elle qu’elle partît. Elle a fini par céder. »