Rione s’affaissa dans son fauteuil en se renfrognant. « Nous allons donc continuer de piquer vers le point de saut pour Ixion ? Tout en sachant que les Syndics nous rattraperont avant ?
— Je tenterai certaines manœuvres pour les empêcher de nous approcher.
— Tenter ? » Elle secoua la tête. « Un bien maigre espoir, John Geary. Comment nous sommes-nous retrouvés piégés ainsi ?
— Une malchance exceptionnelle, déjà. Si Delta ne s’était pas pointée, nous aurions pu nous débarrasser de Bravo et sauter vers Brandevin. » Geary scrutait les profondeurs de l’hologramme. « Et une mauvaise appréciation. La mienne. J’ai pris la décision d’aller à Lakota et c’était une grosse erreur.
— Vraiment ? Parce que tu ignorais que tu te heurterais à cette malchance exceptionnelle ? » Rione vint s’asseoir à côté de lui et s’appuya contre son épaule. « Tu ne peux pas t’en blâmer. Et je suis bien placée pour le savoir, moi qui suis si douée pour battre ma coulpe.
— Ça me fait tout drôle de ne pas t’entendre me tailler des croupières pour avoir tout fait foirer par ma trop grande agressivité, fit-il remarquer.
— Je te l’ai dit… je refuse d’être trop prévisible. » Elle se redressa en poussant un grognement d’exaspération. « Peut-être ne sommes-nous pas destinés à rentrer chez nous. Ce que nous savons est peut-être trop dangereux.
— Pas question d’accepter ça.
— Tant mieux. » Elle se leva. « Je dois tenter de faire la paix avec quelqu’un. Si possible. Les jours me sont peut-être comptés. »
Avec Desjani ? « Avec qui ?
— Mes ancêtres. On se reverra tout à l’heure.
— Tu permets que je t’accompagne ? »
Rione lui fit de nouveau les gros yeux. « Tu n’es pas mon mari. Tu n’as rien à faire avec moi dans ce sanctuaire.
— Je sais. Je ne pousserai pas si loin. Moi aussi je veux parler à mes ancêtres. »
Le visage de Rione s’éclaira. « Peut-être seront-ils de bon conseil.
— Dans le cas contraire tu seras toujours là. »
Elle leva les yeux au ciel. « Oh, pour ce qui est des conseils, j’en regorge ! Mais qu’ils soient bons… c’est une autre affaire, semble-t-il.
— Tu m’avais prévenu qu’il serait aussi stupide qu’insensé de conduire cette flotte à Lakota, fit-il remarquer. Apparemment tu ne t’étais pas trompée. »
Pour une raison inconnue, cela parut l’amuser. « J’ai dit que tu étais stupide et que Falco était insensé. Très bien. Accompagne-moi. Que l’équipage voie à quel point est pieux et convenable son bien-aimé héros. Puis nous pourrons revenir ici pour comparer les impressions que nous auront inspirées les mises en garde de nos ancêtres, du moins si, couverts de honte, les miens ne m’ont pas réduite en cendres d’ici là. »
Geary se leva en souriant légèrement. « Foutrement étrange d’échafauder une stratégie militaire sur des signes et des augures, tu ne trouves pas ? Comme les anciens, qui consultaient les étoiles en se posant des questions sur le pourquoi de l’existence. »
Rione s’arrêta à mi-chemin de l’écoutille pour le regarder gravement. « Les anciens prenaient les étoiles pour des dieux, John Geary. Nous aussi, mais d’une manière très différente. Cela dit, nous ne différons guère d’eux, qui ne vivaient que le temps d’un clin d’œil sous le dais étoilé et passaient leur temps à tenter de comprendre ce qu’ils fabriquaient là et ce qu’ils devaient faire de leur vie, ce don qu’on leur avait accordé. Je m’efforce de ne jamais l’oublier. »
Il hocha la tête, non sans de nouveau se poser des questions sur la femme que cachait Victoria Rione.
À mi-chemin du point de saut pour Ixion, la flottille syndic Bravo restait toujours pendue à leurs basques, telle une épée antique menaçant à tout instant de s’abattre sur leur nuque ; et Delta, qui avait adopté une trajectoire incurvée à travers le système stellaire de Lakota, croiserait celle de la flotte en un point situé à deux heures précises du point de saut. La troisième, Alpha, continuait de faire tranquillement la navette près du portail de l’hypernet et de monter la garde pour lui interdire toute ruée désespérée (et de plus en plus improbable). La quatrième et plus petite, qui devait surgir du point de saut d’Ixion, restait encore invisible.
Ses ancêtres n’ayant daigné lui fournir aucun signe ni autre inspiration, Geary observait sur son écran la lente progression de sa flotte à travers le système de Lakota. Chaque fois qu’il avait vu une flotte dans la posture actuelle de celle de l’Alliance, l’affaire s’était toujours conclue de la même façon, et jamais par un heureux dénouement.
Il s’efforçait d’ignorer la migraine oculaire consécutive à la tension. Pourquoi en était-on arrivé là ? Si seulement il n’avait pas été sans cesse déstabilisé et contraint de modifier ses plans par la survenue successive de ces forces syndics… Au lieu d’imposer sa volonté dans ce système, il n’avait fait, semblait-il, que réagir aux manœuvres de l’ennemi.
Réagir aux manœuvres de l’ennemi.
Les Syndics étaient plus rapides. Leurs deux flottilles Delta et Bravo pouvaient accélérer plus vite que sa flotte et conserver de plus hautes vélocités. C’est assurément un avantage, mais des vaisseaux plus lents négocient des virages plus serrés, même si cela ne signifie nullement, serait-ce à 0,05 c, que leur rayon soit court. Peut-être qu’en trouvant le moyen de les plonger en plein désarroi…
Ce n’était pas un plan génial, mais au moins en était-ce un.
Le capitaine de frégate Suram, commandant par intérim du Guerrier, dévisageait Geary avec inquiétude, s’attendant sans doute à de mauvaises nouvelles. Il avait été le second du capitaine Kerestes, mais quel homme était-il exactement ? Nul n’aurait su le dire, mais Geary se devait au moins de lui laisser une chance. « Capitaine Suram, l’équipage du Guerrier a fait un travail de réparation magnifique. Les capacités de vos boucliers sont pleinement restaurées et la moitié de vos batteries de lances de l’enfer à nouveau opérationnelles. »
Suram hocha la tête. « Oui, capitaine. Néanmoins, nous n’avons pas réussi à remettre la totalité du blindage endommagé en état, et la propulsion ne fonctionne qu’à soixante-dix pour cent.
— C’est bien assez pour escorter les auxiliaires. J’ai une mission spéciale à confier au Guerrier, capitaine Suram. Je vous nomme aussi commandant de l’Orion et du Majestic. »
Stupeur. « Capitaine ?
— Je veux que les auxiliaires soient protégés, capitaine Suram, déclara Geary d’une voix aussi sévère que véhémente. Si nous les perdions, cette flotte serait fichue. Quand nous rencontrerons de nouveau les Syndics, ces deux flottilles arriveront sur nous de multiples directions. J’aurai le plus grand mal à m’assurer que le Titan, le Sorcière, le Djinn et le Gobelin ne soient ni détruits ni endommagés. Je tiens donc à ce que le Guerrier, l’Orion et le Majestic leur collent au train, comme arrimés à eux par une courte longe. Je veux que vous vous interposiez entre eux et le tir des Syndics, physiquement si besoin, et que vous détruisiez tous leurs vaisseaux qui tenteraient de s’en approcher. Vous en sentez-vous capable, capitaine Suram ? »