Les mâchoires de l’autre se crispèrent. « Oui, capitaine.
— Il vous faut comprendre que je vous confie la tâche la plus importante de la flotte. Aucun vaisseau lourd n’est de trop. Ni aucune unité légère, d’ailleurs. Je dois être absolument certain que vous ferez le maximum, quoi qu’il vous en coûte, pour protéger ces auxiliaires.
— Le Guerrier sera détruit avant qu’on ne réussisse à les toucher, déclara Suram. Nous avons quelque chose à prouver, mon équipage et moi, ajouta-t-il d’une voix rauque, et nous le savons. Nous avons abandonné le Polaris et l’Avant-garde à Vidha. Nous ne trahirons pas ces auxiliaires tant que nous resterons opérationnels. Je le jure sur l’honneur de mes ancêtres. »
Tous ceux qu’il interrogerait lui répondraient sans doute qu’il était fou de se fier au Guerrier, et encore plus au Majestic et à l’Orion, Geary en était conscient, mais son instinct lui soufflait qu’aucun autre vaisseau n’avait autant à prouver. Ça ne signifiait pas pour autant, bien entendu, qu’il aurait confié cette mission au capitaine Yin de l’Orion. Ç’eût été franchement dément. « Si je ne vous croyais pas, capitaine Suram, je ne vous aurais jamais confié cette tâche. Transmettez à votre équipage. Je sais que le Guerrier la mènera à bien ou mourra. »
Suram hocha encore la tête puis salua. « Merci, capitaine. Nous recouvrerons notre honneur ou nous mourrons en essayant. »
Geary sourit. « Faites-moi plutôt le plaisir de le recouvrer en vie. Je veux que le Guerrier revienne en première ligne. Êtes-vous sûr des commandants du Majestic et de l’Orion ? Se plieront-ils à vos ordres ?
— Tous les officiers et spatiaux de ces deux bâtiments connaissent leur devoir et seront conscients de l’opportunité qui s’offre à eux, capitaine Geary, promit Suram. Encore merci, capitaine. Nos vaisseaux sauront se montrer dignes de votre confiance. »
Encore un jour avant le point de saut. Geary passa des heures devant le simulateur où s’affichait une représentation de la situation : l’énorme flottille Delta, désormais disposée en ce qui semblait la formation syndic classique en boîte à chaussures, encore qu’en l’occurrence elle fût très aplatie. Son couvercle pointait vers la flotte de l’Alliance, tel un mur épais s’apprêtant à l’ensevelir.
La formation syndic Bravo avait elle aussi modifié son parallélépipède en s’aplatissant à l’instar de Delta et en s’inclinant vers le haut pour former un mur identique au sien mais plus petit, ses effectifs étant moins nombreux. Sans doute Bravo avait-elle été durement éprouvée par la flotte près du point de saut de Brandevin, mais elle comptait encore quinze cuirassés et dix croiseurs de combats. Elle avait perdu bon nombre d’unités plus légères mais ne donnait l’impression d’une relative petitesse qu’à côté des vingt-trois cuirassés et des vingt croiseurs de combat de Delta.
Qu’elle n’eût encore tenté aucun assaut contre l’Alliance, tant pour ébranler ses spatiaux que pour lui faire perdre encore du terrain en l’esquivant, cela ne manquait pas de surprendre Geary. Ils ont recouvré leur assurance, hein ? Ils nous croient piégés et l’issue inéluctable.
Nous verrons cela.
Une heure encore avant que Delta ne croise la trajectoire de la flotte. Geary s’assit sur la passerelle de l’Indomptable et répondit au salut de Desjani par un hochement de tête. Rione était installée à l’arrière et la tension se lisait dans ses yeux.
« La flottille syndic Bravo accélère, annonça la vigie du système de manœuvre.
— Elle compte nous rattraper en même temps que Delta », fit observer Desjani comme si elle débattait d’une simulation plutôt que de la manœuvre, bien réelle, d’une force syndic à la supériorité écrasante.
« Sans aucun doute, convint Geary. Tentons de déjouer leurs plans. » Il pressa la touche des communications. « À toutes les unités de l’Alliance. Adoptez la formation Omicron. Exécution dès réception de ce message. Les ordres concernant vos positions respectives vous sont envoyés en ce moment même.
— La formation Omicron ? » interrogea Desjani. Elle braqua les yeux sur son écran, sachant que l’Indomptable, leur vaisseau amiral, servirait d’exemple et de pivot aux autres bâtiments et n’exécuterait aucune manœuvre dans l’immédiat. « Cylindrique, capitaine ?
— Oui, c’est exact. » Il comprenait sa surprise. « Nous disposons de deux avantages. Notre flotte de force inférieure compliquera la tâche aux Syndics en leur interdisant de jeter tous leurs effectifs dans la mêlée. Ces formations parallélépipédiques ne s’adaptent pas assez vite à la situation. » Du moins je l’espère. « Et, dans la mesure où nous sommes plus lents, nous pouvons nous permettre de virer plus serré. »
Les vaisseaux se regroupèrent en formation Omicron. Au lieu de scinder la flotte en plusieurs sous-formations distinctes, Omicron les rassemblait en un seul bloc, et, plutôt que de les disperser en maintenant un grand intervalle entre eux, ne leur imposait qu’une distance de sécurité minimale. Le cylindre obtenu ne semblait de taille réduite que comparé aux grosses formations syndics, mais, même si les deux forces s’interpénétraient, le plus gros du mur formé par Delta serait incapable d’engager le combat.
Geary avait aussi renoncé à la pratique traditionnelle de poster les unités légères entre les vaisseaux lourds et la formation ennemie. C’était d’ordinaire leur destination, mais il n’avait pas l’intention de livrer un combat ordinaire. L’avant et l’arrière-garde de l’enveloppe extérieure du cylindre se composaient de cuirassés, tandis que les croiseurs de combat formaient comme une ceinture entre ces extrémités. Destroyers et croiseurs légers se rangeaient à l’intérieur du cylindre dont les croiseurs lourds fermaient les bouts. L’un d’eux était renforcé des deux cuirassés de reconnaissance. Le cylindre renfermait également auxiliaires et vaisseaux endommagés, aussi bien protégés que possible et serrés de très près par l’Orion, le Guerrier et le Majestic.
« Trente minutes avant le contact avec Delta, annonça la vigie des systèmes de combat. Vingt-huit avant le contact avec Bravo. »
Le dernier vaisseau de l’Alliance prit position dans le cylindre, qui pointait droit vers le point de saut pour Ixion.
« Le commandant de Delta va laisser à Bravo le soin de nous assouplir le cuir et d’essuyer le plus gros de nos premières rafales avant d’intervenir à son tour pour nous achever et s’en attribuer le mérite, déclara Desjani. J’ai toujours détesté les officiers de cet acabit.
— Celui-là risque d’être déçu. » Espérons-le. Geary se rassit et attendit en tâchant de déterminer le moment adéquat. « À toutes les unités. Réduisez la vélocité à 0,07 c. »
Certes, les vaisseaux syndics étaient maintenant assez proches pour n’avoir assisté à la modification de leur formation que quelques minutes après le début de la manœuvre, mais ils étaient contraints d’attendre qu’elle eût adopté sa forme définitive pour prendre des contre-mesures. Geary vit s’aplatir encore Delta, dont le mur s’épaissit et se raccourcit pour permettre à de plus nombreux vaisseaux d’engager partout le combat avec l’Alliance. Mais, en décélérant, Geary avait précipité l’instant du contact, et les Syndics se ruaient désormais sur la flotte plus tôt qu’ils ne l’avaient prévu.