Выбрать главу

Sans doute avaient-ils dérouté l’ennemi en replongeant au cœur de l’espace syndic pour frapper Sancerre, mais combien de temps pourraient-ils encore interdire aux Syndics de deviner correctement leur prochaine destination et d’y rassembler une force supérieure en nombre ?

Deux

Les batteries de lances de l’enfer projetaient leurs javelots chargés de particules sur la base militaire syndic et le petit chantier naval qui orbitaient depuis des siècles autour de la géante gazeuse extérieure de Baldur. La plupart des installations semblaient désaffectées, probablement depuis des décennies, et le personnel qui y subsistait, peu nombreux, se composait surtout de gardiens chargés de la maintenance et de la gestion des rares systèmes encore opérationnels. Pour l’heure, ce personnel fuyait vers l’intérieur du système à bord de capsules de survie, tandis que, derrière les fuyards, les sections tant actives qu’inactives de la base et du chantier étaient déchiquetées à bout portant par les lances de l’enfer.

Geary avait décidé d’octroyer à toute la flotte le plaisir d’anéantir les installations ennemies sur sa route vers le site minier. En l’occurrence, il avait laissé les honneurs à la huitième division de cuirassés. Acharné, Représailles, Superbe et Splendide frôlaient tour à tour la base syndic en démantelant de leur massive puissance de feu équipement, réserves et pièces détachées, en même temps que les chantiers navals qui auraient pu offrir à ces corvettes obsolètes un appui occasionnel.

La cible suivante serait l’installation minière, qu’il leur faudrait investir intacte. Compte tenu du penchant inlassable de l’humanité à construire et préserver, Geary ne pouvait s’empêcher d’apprécier l’ironie des guerres humaines : détruire quelque chose semblait toujours beaucoup plus simple que de s’efforcer de lui conserver son intégrité.

« Tu t’amuses bien ? »

Geary jeta un regard par-dessus l’écran sur lequel ses vaisseaux de guerre continuaient de réduire en miettes les installations syndics, et constata que Victoria Rione s’était introduite sans s’annoncer dans sa cabine. Ça lui était possible, puisqu’il avait réglé les paramètres de sécurité de façon à lui en autoriser l’accès, conséquence de l’époque où elle partageait encore sa couche. Il avait bien songé à modifier les réglages, puisque Rione se montrait désormais si distante, mais il n’avait pas franchi le pas.

Il haussa les épaules en réponse à sa question. « C’est une nécessité. »

Rione lui jeta un regard énigmatique et s’assit en face de lui en gardant ses distances, comme elle s’y entêtait depuis Ilion. « La “nécessité” est une affaire de choix, John Geary. Il n’existe aucune frontière évidente séparant ce qu’il nous faut faire de ce que nous décidons. »

Il se persuada qu’elle faisait allusion à quelque non-dit, mais il voulait bien être pendu s’il savait de quoi il retournait ! « J’en suis conscient.

— J’en suis sûre. En temps ordinaire », déclara-t-elle, remarquable concession de sa part. Puis elle le scruta un instant avant de répéter : « En temps ordinaire. Les commandants des vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération du Rift m’ont rapporté ta dernière réunion stratégique. »

Geary réprima une poussée d’exaspération. « Inutile de me rappeler sans cesse que ces bâtiments se plieront à tes recommandations, puisque tu es la coprésidente de la République de Callas.

— Non, répliqua-t-elle sèchement. Black Jack Geary ne doit pas beaucoup apprécier qu’on défie son autorité, j’imagine. J’ai cru comprendre que tu avais été confronté à une nouvelle insubordination et que tu l’avais réprimée sévèrement.

— Je dois conserver le contrôle de cette flotte, madame la coprésidente ! J’aurais pu réagir beaucoup plus violemment, et vous le savez. »

Au lieu de répondre à la colère par la colère, Rione se contenta de faire la grimace et de se rejeter en arrière. « Tu aurais pu, en effet. L’important, ce n’est pas que je le sache, mais que tu en sois conscient. Tu songes à tout ce que tu pourrais faire, à tout ce dont tu t’affranchirais si tu te comportais comme Black Jack, n’est-ce pas ? »

Geary hésita. Il refusait de l’admettre, mais Rione était la seule personne à qui il pouvait s’en ouvrir. « Oui. Ça m’a traversé l’esprit.

— Ce n’était pas le cas avant, pas vrai ?

— Non.

— Combien de temps pourras-tu le refréner, John Geary ? Black Jack peut faire ce qu’il veut parce que c’est un héros de légende. Parce qu’il a remporté des victoires spectaculaires à la tête de cette flotte. »

Geary la fusilla du regard. « Si je ne les remportais pas, cette flotte mourrait. »

Elle hocha la tête. « Et plus tu en remportes, plus ta légende grandit. Chaque nouveau succès comporte un risque, car ce serait tellement plus facile pour Black Jack. Il n’aurait pas à persuader ses subordonnés de lui obéir ; il lui suffirait d’ordonner et de punir les indociles. Il n’aurait pas à se soucier du règlement ni de l’honneur. Il pourrait créer ses propres règles et son propre code de l’honneur. »

Geary s’adossa à son tour à son fauteuil et ferma les yeux. « Que me suggérez-vous, madame la coprésidente ?

— Je n’en sais rien. J’aimerais le savoir. J’ai peur pour toi. Aucun de nous n’est aussi maître de soi qu’il se l’imagine. » Les yeux de Geary se rouvrirent brusquement et il la fixa, sidéré par cet aveu de faiblesse. Rione avait détourné les siens ; elle afficha l’espace d’un instant une mine défaite, puis elle reprit contenance, pareille à un vaisseau de guerre renforçant ses boucliers, et le considéra d’un œil froid. « Que feras-tu si cette installation minière ne détient pas les matériaux que convoite cette flotte ? »

Geary eut un geste agacé. « J’en frapperai une autre. Nous avons besoin de ces minerais. La perspective de m’attarder dans ce système me répugne, mais nous ne pouvons pas entrer dans l’espace du saut sans avoir reconstitué les stocks des auxiliaires. Même quand nous aurons distribué toutes les cellules d’énergie fabriquées à ce jour, la flotte ne disposera que de soixante-dix pour cent de ses réserves normales, et c’est un niveau beaucoup trop bas pour des vaisseaux qui devront affronter un aussi long voyage de retour.

— Est-ce là ton seul souci ?

— À part toi, tu veux dire ? » demanda-t-il abruptement.

Elle soutint son regard sans ciller. « Oui. »

Sans doute aurait-il de meilleures chances de tirer les vers du nez aux prisonniers syndics que d’extorquer des informations à une Victoria Rione qui refuserait de les lui divulguer. Geary sentit ses lèvres s’incurver pour dessiner un sourire ironique. « Ouais. Il y a autre chose. » Il reporta le regard sur l’écran qu’il étudiait à son arrivée.

« Quoi ? »

Elle se leva, alla s’asseoir près de lui et se pencha légèrement pour mieux examiner l’hologramme ; le doux parfum qui émanait de sa personne ne laissait pas d’éveiller les souvenirs de leurs étreintes. Quand elle s’était refusée à lui pendant plusieurs semaines, sans autre explication, il n’avait pas très bien accueilli ce revirement. Non que Rione lui dût l’usage de son corps, mais à tout le moins une justification. Bien sûr, ils ne s’étaient jamais rien promis, de sorte qu’elle n’avait brisé aucun serment. Mais il en avait l’impression malgré tout.

Il se renfrogna, furieux contre elle et contre lui-même. « Je m’inquiète de l’état de mes vaisseaux. »