Il te faudrait parler à quelqu’un que tu croirais, qui s’exprimerait en termes plus familiers à un officier de la spatiale. »
La colère de Geary s’était dissipée, de nouveau remplacée par la lassitude. « Des mots n’y changeraient strictement rien, quel que soit celui qui les prononcerait. » Ils n’amélioreraient pas l’état de la flotte, n’effaceraient pas les pertes et dommages subis à Lakota, ni n’amoindriraient la force syndic lancée à ses trousses.
« Nous verrons cela. » Rione sortit, et seule l’intervention du dispositif de fermeture automatique de l’écoutille l’empêcha de la claquer derrière elle.
Le carillon se fit de nouveau entendre au bout d’un laps de temps indéterminé, ce qui signifiait au moins qu’il ne s’agissait pas de Rione revenant lui administrer une nouvelle volée de bois vert, puisqu’elle ne lui en aurait pas demandé la permission. « Entrez !
— Capitaine Geary ? » Desjani se tenait sur le seuil, visiblement irrésolue.
Il s’efforça d’adopter un maintien plus rigide et rectifia légèrement sa tenue. « Pardon, capitaine Desjani. » Il se devait d’ajouter quelques mots. « Qu’est-ce qui vous amène ?
— Je… Puis-je m’asseoir, capitaine ? »
Jamais elle ne l’avait demandé. Il ne s’agissait donc pas d’une affaire de routine. Il aurait d’ailleurs dû s’en douter. « Bien sûr. Repos. » Parle-lui de son vaisseau, idiot. « Dans quel état est l’Indomptable ? »
Desjani s’assit mais ne se détendit nullement, bien entendu. « Toutes nos lances de l’enfer sont de nouveau opérationnelles. Mais il ne reste plus dans nos réserves de munitions qu’une rafale incomplète de mitraille et plus aucun spectre. Les avaries de la coque ne seront pas entièrement réparées à notre arrivée à Ixion mais suffisamment rapetassées pour combattre. » Elle s’interrompit. « Nous avons perdu dix-sept spatiaux, et les blessés incapables de reprendre leur poste avant un certain temps sont au nombre de trente-six. » Dix-sept morts. Il se demanda combien il en aurait reconnu. La plupart, sans doute. « J’irai à leurs obsèques. Dites-moi quand elles se dérouleront. » Pas avant Ixion en tout cas. On ne confiait jamais les dépouilles à l’espace du saut.
« Bien sûr, capitaine. » Elle détourna un instant les yeux puis reprit à toute vitesse : « La coprésidente Rione m’a priée de venir vous parler, capitaine. Elle affirme que vous avez très mal pris les pertes de Lakota et que je pourrais en discuter avec vous. »
Génial. Comme s’il avait envie que Desjani le trouve en pleine déprime. Pourquoi Rione devait-elle réveiller le chien qui dort ? Ou du moins, en l’occurrence, ne pas le laisser broyer du noir ? « Merci, mais je ne pense pas que ce soit nécessaire. »
Le regard de Desjani revint se poser sur le visage et la tenue de Geary. « Avec tout le respect que je vous dois, capitaine, ce n’est pas l’effet que ça me fait. »
Il aurait certes pu se fâcher, mais c’eût été injuste et sans doute trop fatigant. « Vous marquez un point. D’accord. »
Elle observa encore une minute de silence, comme pour s’assurer de son entière approbation, puis poursuivit avec une soudaine véhémence : « Je sais ce que vous ressentez, capitaine. Ça vous ressemble bien. C’est ce qui fait de vous un si grand commandant. Mais vous savez aussi que nous devons continuer à nous battre. Je suis souvent passée par là. Ce que moi ou un autre pourrait vous dire ne servirait de rien. Vous surmonterez et vous saurez que faire, et nous vaincrons de nouveau les Syndics.
— Nous ne les avons pas vaincus cette fois », se sentit-il obligé de répondre.
Desjani se renfrogna puis secoua la tête. « Ce n’est pas exact, capitaine. Ils voulaient nous piéger et nous détruire. Ils ont échoué. Nous voulions quitter Lakota. Nous y sommes parvenus. »
Geary se renfrogna à son tour, car elle avait raison. Vu sous cet angle, les Syndics avaient effectivement perdu et l’Alliance gagné, puisque la flotte avait survécu et leur avait échappé. Malgré tout… « Merci… Mais… nombre de nos vaisseaux ont été abattus, Tanya. Un croiseur de combat. Quatre cuirassés…
— Je sais, capitaine, le coupa-t-elle. Je regrette moi aussi que cette victoire n’ait pas été l’égale des autres, avec des pertes négligeables pour notre bord. Mais toutes les batailles ne peuvent pas prendre cette tournure, surtout dans des conditions aussi défavorables. »
Il n’aurait pas dû avoir besoin de se l’entendre dire. Il laissa un instant transparaître ses sentiments véritables, son chagrin et son angoisse, et vit la réaction de Desjani. « Ils comptaient sur moi pour rentrer chez eux. Et maintenant ils ne le pourront plus.
— Capitaine. » Desjani se pencha en avant, le visage illuminé par la ferveur de ses sentiments. « Tout le monde ne rentre pas du combat. Nous l’avons très vite appris, et nous avons aussi perdu de nombreux amis et camarades dans les batailles, tout comme nos pères et nos mères, et leurs pères et leurs mères avant eux. Mais vous nous avez été envoyé pour nous sauver. Je le sais. Et la plupart des officiers et des matelots de cette flotte le savent. Les vivantes étoiles vous ont confié la mission de rapatrier cette flotte et de sauver l’Alliance, ce qui signifie que vous ne pouvez pas échouer. Nous en sommes tous convaincus. Vous ne tarderez pas à vous le rappeler et vous saurez alors ce qu’il faut faire. »
La conviction de Desjani était terrifiante, car Geary savait à quel point il était faillible, d’autant qu’il avait le plus grand mal à se persuader qu’une puissance supérieure lui eût confié cette mission. « Je ne suis pas moins humain que vous, Tanya.
— Bien sûr que non ! Les vivantes étoiles et nos ancêtres œuvrent par le truchement des humains ! Tout le monde sait ça !
— Cette flotte n’a pas besoin de moi. L’Alliance non plus. Je ne suis pas…
— Si, nous avons besoin de vous, capitaine ! » Desjani implorait à présent. « Je ne sais pas ce que je… ce que cette flotte ferait sans vous, ce que l’Alliance deviendrait si vous n’étiez pas là. Il y a une raison à votre venue. Si vous n’aviez pas été présent dans le système mère syndic, la flotte serait balayée et l’Alliance perdue. Nous vous avons suivi parce que nous vous faisions confiance, et vous nous avez prouvé, par vos actes et vos paroles, que vous méritiez notre confiance. »
Geary ouvrit derechef la bouche pour protester puis comprit brusquement, comme si un de ses ancêtres lui avait chuchoté à l’oreille. Il avait abandonné les équipages des vaisseaux abattus à Lakota. C’était horrible, sans doute, mais trahir les survivants et faillir à la foi qu’ils lui vouaient alors même qu’elle leur permettait d’aller de l’avant le serait encore davantage. Ils comptaient sur lui et il le savait, tout comme les spatiaux de l’Audacieux, du Rebelle et de l’Infatigable avaient su que la flotte comptait sur eux. Il devait surmonter, et Rione et Desjani avaient entièrement raison en affirmant que ça ne dépendait que de lui.
Car la confiance qu’on avait placée en lui ne pouvait avoir qu’un seul sens : il avait une chance infime de maintenir la cohésion de cette flotte, même si la tâche d’empêcher sa destruction risquait d’être non moins ardue. Autant dire qu’il devait impérativement décider de la suite.
De sorte qu’il se redressa légèrement, hocha la tête et répondit d’une voix plus assurée : « J’ai effectivement une responsabilité. » Que cela me plaise ou non, et ça me déplaît souverainement. « Merci de m’avoir aidé à m’en souvenir. »
Desjani se rejeta en arrière en souriant avec soulagement. « Vous n’aviez pas besoin de moi pour ça.