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— Il serait donc impossible de modifier la destination en cours de route ? Totalement ?

— Totalement, capitaine, affirma Iger. Il n’y a qu’une seule autre explication possible : les Syndics ont voulu nous fourvoyer en diffusant un grand nombre de messages erronés, sachant que nous en intercepterions quelques-uns et que nous réussirions à les décrypter.

— Pourquoi excluez-vous cette hypothèse ? »

Iger fit la moue. « D’abord en vertu de la théorie du rasoir d’Occam, capitaine. En l’occurrence, une supercherie délibérée de ce calibre resterait une opération aussi complexe qu’incertaine. Et la meilleure explication, c’est que ces messages sonnent vrais. Rien n’y donne l’impression d’être falsifié volontairement. Tout cadre avec ce que nous savons des communications syndics normales. Et nous ne parvenons pas à nous expliquer pourquoi ils auraient tenté de nous induire ainsi en erreur.

— Pour nous dissuader de recourir à leur hypernet ? Pour semer le doute en nous, nous faire croire qu’il n’est pas fiable ?

— Mais ils ne pouvaient pas avoir la certitude que nous intercepterions ces messages précis, capitaine. Certains ont été émis dès qu’ils ont émergé à Lakota, avant même qu’ils aient pris conscience de la présence concomitante de notre flotte. »

Geary opina. « Êtes-vous complètement certain de votre assertion selon laquelle cette flottille syndic n’avait nullement l’intention de se rendre à Lakota ?

— C’est la seule qui puisse expliquer cet échange de messages, capitaine, déclara Iger, l’air malheureux. Nous avons cherché une autre explication. Mais aucune ne cadre.

— C’est assez juste. » Geary se leva. « Beau travail d’analyse et très bon exposé de ce qui vous semble être la vérité. Mais vous oubliez un détail. »

Iger afficha une mine encore plus soucieuse. « Lequel, capitaine ?

— Vous m’avez affirmé qu’il n’existait aucun moyen de modifier la destination d’un vaisseau pendant son transfert par l’hypernet. Si les renseignements que vous avez rassemblés sont exacts, et je ne vois aucune raison d’en douter, alors c’est qu’il en existe un. Nous ne le connaissons pas, tout simplement. »

Iger eut d’abord l’air interloqué, puis il hocha la tête et afficha une expression intriguée. « Mais, si les Syndics le connaissent, pourquoi ont-ils été si stupéfaits d’arriver ailleurs ?

— Peut-être l’ignorent-ils aussi, lieutenant. » Geary marqua une pause pour lui permettre de digérer cette affirmation et ses conséquences. « Y a-t-il d’autres éléments dont vous seriez informé et auxquels je n’aurais pas accès ? Des informations trop sensibles pour qu’on me les confie ?

— Non, capitaine, affirma aussitôt Iger. En votre qualité de commandant de la flotte, vous avez accès à toutes. Je ne peux rien affirmer concernant les banques de données des autres vaisseaux, mais tout ce qui se trouve à bord de celui-ci vous est ouvert, nonobstant sa classification et les autres restrictions. »

Un hologramme de l’espace flottait près d’une des cloisons. Geary alla scruter ses abysses. « Êtes-vous au courant d’indices qui permettraient d’affirmer ou de supposer la présence d’une autre espèce intelligente de l’autre côté de l’espace syndic, lieutenant ? »

Il constata en se retournant qu’Iger le fixait. « Non, capitaine, répondit le lieutenant d’une voix empreinte de stupeur. Je n’ai jamais rien vu de tel. »

Geary opina derechef. « Faites-moi une faveur, lieutenant. Affichez les données que nous avons réquisitionnées et qui fournissent des informations sur le côté opposé à l’Alliance de l’espace syndic. Déterminez les systèmes occupés, les systèmes abandonnés et l’emplacement des portails. Puis venez me dire ce que vous en pensez. »

Iger fixait à présent l’hologramme. « Vous l’avez déjà fait, capitaine ?

— En effet. J’aimerais savoir si vous parvenez à la même conclusion. »

Geary trouva Rione dans sa cabine à son retour. Elle se leva et lui lança un regard inquisiteur. « Sans toi vautré dans ton fauteuil et respirant la morosité, cette cabine n’est plus tout à fait la même. Tu vas bien ?

— Ouais. Je crois.

— Ainsi, le capitaine Desjani a réussi à te donner ce dont j’étais incapable.

— C’est… Elle m’a bien aidé. Toutes les deux, vous m’avez bien aidé.

— Hon-hon. » Rione se rassit, l’air vannée. « Tant mieux, en tout cas. Quelle que soit la responsable. Je m’apprêtais à me planter devant toi pour te gifler jusqu’à ce que tu bronches enfin.

— J’aurais peut-être apprécié, répondit-il.

— On fait de l’humour ? Serais-tu redevenu sensible à la plaisanterie ?

— Pas vraiment. » Il s’assit près d’elle et ébaucha un geste indécis. « Je ne sais pas exactement ce qui l’a déclenché, mais les responsabilités peuvent aussi bien te paralyser que t’éperonner. Parfois les deux à la fois. Ça te paraît sensé ?

— Oui, effectivement, convint-elle d’une voix inhabituellement affable. Où étais-tu passé ?

— Je rentre à l’instant des services du renseignement. » Il afficha un hologramme des étoiles et exposa à Rione, qui écoutait attentivement mais ne laissait rien transparaître de ses réactions, ce que venait de lui apprendre le lieutenant Iger. « Comment expliques-tu que cette puissante flotte syndic soit arrivée à Lakota par l’hypernet à point nommé ou presque pour nous détruire ? » lui demanda-t-il ensuite.

Elle garda quelques instants le silence, le regard braqué sur l’hologramme. « Il ne s’agissait donc pas d’une extraordinaire malchance. Nos extraterrestres inconnus semblent avoir choisi le camp des Syndics. Je t’ai prévenu qu’ils ne te laisseraient pas l’emporter.

— J’en suis loin ! Je m’intéresse avant tout à notre survie et je ne suis même pas certain d’y parvenir très longtemps.

— As-tu envisagé toutes les implications de cette affaire ?

— Bien sûr que oui ! » Il la fixa d’un œil mauvais puis marqua une pause pour réfléchir. « Quelles implications ? »

Rione désigna l’hologramme d’un geste. « Comment nos intelligences extraterrestres de moins en moins hypothétiques ont-elles su que cette flotte visait Lakota, pour ensuite détourner la flotte syndic sur ce système ? »

L’estomac de Geary se révulsa. « Soit elles disposent peu ou prou d’un moyen de détecter les mouvements d’une flotte en temps réel, soit elles ont un espion au sein de celle-ci. Les crois-tu assez humaines d’aspect pour passer inaperçues ?

— Si elles ne le sont pas complètement. À moins qu’elles n’aient engagé des agents pour nous espionner. Ou que cet espion ne soit pas réellement vivant mais plutôt un ver infiltré dans les systèmes de la flotte pour observer nos activités. »

Geary hocha la tête. « Toutes ces éventualités sont acceptables et, franchement, plus crédibles à mes yeux que celle de créatures susceptibles de voir en temps réel à des années-lumière de distance. Si ces… machins en sont capables, alors l’espèce humaine est sérieusement surclassée en matière de technologie. Si détestable que soit cette idée, je préfère croire à une manière d’observateur qui leur fournirait des renseignements. » Il s’interrompit encore pour réfléchir. « De toute évidence, tes propres espions dans cette flotte n’ont jamais détecté aucun signe de l’existence d’homologues extraterrestres, sinon tu me l’aurais certainement fait savoir. » Rione poussa un soupir exaspéré. « Mes espions sont informés de celle de nombreux “homologues” travaillant pour diverses puissances. Mais beaucoup de ces informateurs passent encore inaperçus, j’en suis persuadée, et l’identité de la plupart de leurs employeurs reste au mieux incertaine. L’implication suivante, à présent. Comment ces espions ont-ils pu transmettre ces renseignements aux extraterrestres assez tôt pour qu’ils réagissent ? »